La "gouvernance économique européenne" peut-elle fonctionner ?

Par Florence Autret  |   |  1511  mots
"Le semestre européen va au-delà de la règle. C'est du fine-tuning. Je ne pense pas que cela soit ni utile, ni possible", estime l'économiste Daniel Gros.
C’est devenu un rituel : chaque année en mai, la Commission européenne présente ses « recommandations pays », en clair ses propositions ou demandes de réformes. Une démarche qui vise à encourager la « convergence » au sein de la zone euro mais touche assez vite ses limites, selon l'économiste Daniel Gros.

On saura lundi, à l'occasion d'une conférence de presse du commissaire en charge de l'euro Pierre Moscovici, quelle feuille de route Bruxelles entend suggérer au gouvernement d'Edouard Philippe. L'an dernier, la Commission déplorait notamment le nombre « disproportionné » de « petites entreprises » (comprendre : ayant besoin de grandir), un retard en matière d'innovation, des taux de prélèvements obligatoires trop élevés....

Les grands pays rétifs à l'intrusion de la Commission

Des remarques récurrentes que l'on pourrait retrouver dans la version 2017 de ce court document sur lequel la nouvelle équipe exécutive française a certainement échangé dans les jours passés avec Bruxelles : le niveau de prélèvements n'a pas baissé depuis la crise, l'imposition des bénéfices reste une des plus élevés d'Europe, l'apprentissage sous-développé, le droit du travail générateur de fortes inégalités selon les statuts. Jusqu'à présent, Bruxelles n'a fait que regretter un certain retard dans la mise en œuvre des réformes suggérées, quand elle n'a pas du constater qu'elles étaient totalement ignorées.

« Les recommandations pays ne servent pas à grand chose, au moins pour les grands pays. Dans les petits, ils restent un point de référence important et les gouvernements y tiennent parce qu'elles leur donnent une certaine crédibilité », estime l'économiste Daniel Gros.

La France ne fait pas exception, tout comme l'Allemagne. Depuis des années, Berlin reste sourd aux remarques sur ses formidables excédents. Que la chancelière dirige une grande coalition réunissant les deux principales forces politiques du pays n'aide guère. Il n'en a pas toujours été ainsi.

« Dans le passé en Allemagne, il y avait un débat sur la politique fiscale. L'opposition a repris les recommandations de la Commission et cela a changé quelques paramètres. Mais je ne vois rien de tel aujourd'hui, où l'Allemagne a un complexe de supériorité », estime l'économiste.

En d'autres termes, l'efficacité de la coordination économique dépend du bon vouloir et de l'usage que les gouvernements nationaux peuvent faire des demandes bruxelloises.

« Si Emmanuel Macron disait : nous tirons les leçons [de ces recommandations], ce serait une première. Mais j'ai peur que tous ceux qui ne sont pas derrière lui disent qu'il s'agit d'une ingérence dans la politique nationale », ajoute l'économiste.

Un vademecum de... 236 pages !

Les « recos » sont pourtant sensées être un pilier de la « gouvernance économique » de la zone euro. Depuis les réformes successives du pacte de stabilité et de croissance introduites à partir de 2010, le set de règles sensées assurer la pérennité de la monnaie unique européenne ne se limite en effet plus aux deux chiffres emblématiques des limites de déficit et de dette publique : respectivement 3% et 60% du PIB. C'est toute la procédure budgétaire nationale mais aussi les politiques économiques - marché du travail, fiscalité, investissement - qui sont censées faire l'objet d'une coordination entre membres de la zone euro.

« Le semestre européen va au-delà de la règle, c'est du fine tuning. Je ne pense pas que cela soit ni utile ni possible d'aller à ce degré de détail. Le pacte de stabilité a été conçu pour éviter les erreurs majeures, comme celles commises en Grèce », explique Daniel Gros

Appelé « semestre européen » parce qu'il ne concernait au début que la période de préparation des budgets (au premier semestre), ce corps de règles prévoit une série d'aller-retour entre les capitales et Bruxelles et de procédures de « monitoring » d'une incroyable complexité : le dernier « Vademecum du Pacte de stabilité et de croissance » publié en 2016 ne compte pas moins de... 236 pages !

Le FMI préconise de privilégier le critère de la dette

Que l'Union européenne ait prétendu « muscler » les règles en prévoyant de possibles sanctions (jamais appliquées) n'aurait finalement pas eu d'autre effet que d'alimenter le ressentiment des opinions publiques, soit celle des pays destinataires de demandes de réformes, soit celle des "créditeurs" qui déplorent la non-application des règles comme l'Allemagne ou les Pays-Bas.

En juin 2016, la directrice générale du FMI le déplorait et faisait un lien direct entre, d'un côté, l'illisibilité et l'efficacité limitée du Pacte de stabilité et de croissance, et, de l'autre, la montée du populisme. Pour le Fonds monétaire international, la « surveillance » de Bruxelles devrait se concentrer sur le critère de dette, les règles du pacte devraient être « simplifiées » et les Européens mettre en commun des fonds dans « un schéma d'investissement centralisé ». C'est passer un peu vite sur le fait que le Fonds, pour qui la solvabilité des pays est effectivement l'indicateur clé, ne se prive pas de faire ses propres préconisations politiques.

Dans le cas français, cette approche aurait en tout cas le mérite de rappeler que l'on approche désormais les 100% de PIB de dette... et qu'aucun décroissance n'est en vue.

« L'ampleur de la dette publique, s'ajoutant au tassement de la croissance de la productivité et de la compétitivité, pourrait présenter des risques pour l'avenir et son incidence dépasser les frontières nationales », écrivait en 2016 la Commission.

Des règles complexes, inappliquées... et néanmoins dissuasives

Depuis 25 ans, de nombreux économistes ont mis en doute la viabilité d'une union monétaire basée avant tout sur des règles... sans que les décideurs politiques n'aient jamais remis en cause cette matrice. Le « pacte » n'a fait que se complexifier... ou se voir adjoindre des règles concurrentes, parfois en contradiction avec lui, comme le fameux traité budgétaire intergouvernemental ou « fiscal compact » signé en 2013 à la demande de Berlin. Celui-ci n'a à ce jour jamais trouvé à s'appliquer. L'Allemagne est la seule grande économie de la zone euro à respecter son principe cardinal : tendre au quasi-équilibre budgétaire.

En 2015, les Vingt-Huit ont également décidé la création d'un « Comité budgétaire européen », groupe d'experts extérieurs aux institutions européennes dirigé par un économiste danois et où siège la secrétaire générale d'AXA Sandrine Duchêne. Censé conseiller la Commission européenne, il n'a à ce jour « publié aucun rapport », indique cette dernière.

Alors, faudrait-il se défaire de cet édifice un brin kafkaïen ? Certainement pas, estime Daniel Gros. Si les règles ne sont pas appliquées à la lettre, elles n'en exercent pas moins une contrainte et évitent les dérapages.

« Le pacte de stabilité et de croissance a une certaine influence en Italie, en Espagne ou en France. Si l'UE a environ 1,5% de déficit, alors que les Etats-Unis sont à plus de 4%, c'est en partie grâce au Pacte », dit-il.

Paris et Berlin : deux approches opposées du fédéralisme monétaire

Faute de pouvoir remettre les compteurs à zéro, il n'y a pas d'autre option que de bâtir sur l'existant en tentant de limiter, sans pouvoir tout à fait les empêcher, la complexité et les contradictions. La question clé des années à venir concernera la manière de compléter cette union basée sur les règles par des transferts en espèces sonnantes et trébuchantes entre Etats.

C'est tout l'enjeu des négociations à venir sur la réforme de la zone euro. Or, pour l'instant, la France et l'Allemagne entre lesquelles un compromis sera nécessaire pour aller de l'avant, restent sur des lignes très différentes. Le changement d'exécutif à Paris pourrait ne faire que renforcer cet antagonisme.

« Certains conseillers d'Emmanuel Macron vont très au-delà (du semestre européen) et estiment que la sanction la plus utile pour un pays qui ne respecte pas le PSC serait qu'il soit privé du parapluie du Mécanisme européen de stabilité. C'est dangereux mais c'est une manière, très anglosaxonne, de répondre à la question : que peut-on faire pour mettre les pays devant leurs responsabilités ? », explique Daniel Gros

Aux Etats-Unis, rien n'interdit en effet la faillite d'un Etat et le contrôle de l'administration fédérale sur le budget reste très en-deçà de ce qu'il est en Europe. Pour la France, inéligible de facto à un programme du Mécanisme européen de stabilité pour des raisons politiques et financières (un "bail-out" de la France n'est pas dans ses moyens), cette solution aurait le mérite de l'affranchir de la pression de Bruxelles et surtout de rétablir un certain équilibre des pouvoirs avec Berlin.

Mais cette approche est très différente dans son principe de celle, plus intrusive, débattue en Allemagne. Le ministre des Finances Wolfgang Schäuble a en effet expliqué à de  multiples reprises que l'Union européenne devrait pouvoir procéder, en cas de difficulté d'un pays, à une restructuration des dettes, accompagnée d'une mise sous tutelle. Le choix serait en définitive entre un fédéralisme à l'américaine défendu par la France et un autre, inédit, à l'allemande.