Rendre la terre aux paysans, un premier pas pour l’économie rurale

Par Tiphaine Honoré  |   |  1292  mots
Cédric Vincent et Cécile Raous ont pu s’installer il y a un an dans la chèvrerie de la Tuilerie, en Normandie, grâce au soutien de Terre de Liens.
Reportage - Faire pousser une ferme près de chez soi, c’est ce que propose Terre de Liens. Devant la difficulté des agriculteurs à trouver des surfaces cultivables, cette foncière invite les citoyens à investir dans des projets d’installation via une épargne solidaire. Un coup de pouce pour l’économie locale.

Dans la ferme de la Tuilerie, en lisière de forêt ornaise, la petite centaine de chèvres profite des dernières semaines de pâturage avant l'hiver. L'herbe qu'elles sont en train de paître pousse sur les prairies de Terre de Liens, l'association devenue propriétaire du domaine, en pleine Normandie. Les éleveurs de ces poitevines, Cédric Vincent et Cécile Raous, sont locataires des 33 hectares de verdure. Depuis un an, ils produisent du fromage sur la ferme achetée par Terre de liens. Sans famille dans l'agriculture et sans patrimoine, les deux aspirants paysans n'avaient pas les moyens d'acquérir une exploitation. Alors ils se sont tournés vers le placement citoyen de la foncière.

Cédric et Cécile ont dû récolter des promesses d'épargne, la base du "système" Terre de Liens  : des citoyens s'engagent à investir une somme dans la propriété, via la foncière, qui avance l'argent pour l'achat. Ici, 70 000 euros étaient nécessaires rien que pour les parcelles.

 De la finance à valeur éthique et solidaire

Le principe que les jeunes agriculteurs ne se sont pas lassés d'expliquer pour convaincre leurs voisins de s'impliquer est simple. Chaque "action solidaire" de 103 euros est utilisée à 75% pour contribuer à acheter la ferme. Le reste va dans "le pot commun" national qui permet la rotation du capital. Tout le monde peut ainsi récupérer sa part s'il le souhaite. Une manière d'épargner sans rémunération mais dans un projet à valeur sociale et de proximité.

L'argent ne doit pas voyager. Dans une logique territoriale, la somme nécessaire pour acheter la ferme est récoltée dans les environs. Les épargnants se trouvent impliqués dans une entreprise du coin et sont amenés à se rencontrer pour évoquer l'avenir et les projets de la ferme. "Malgré l'isolement de la région, une émulation s'est créée autour de chez nous en rassemblant plein de personnes qui se posent des questions, qui veulent fonctionner autrement, être plus solidaires. Et notre ferme fait partie de ce paysage" explique Cédric.

Recréer du lien entre paysans et citoyens

En 10 ans d'existence, l'association Terre de Liens a déjà aidé 150 fermiers à s'installer. Si la Tuilerie est l'un de ses derniers projets abouti, elle poursuit son ambition de reprendre des terres qui risquent de perdre leur usage agricole en ramenant de la vitalité dans le milieu rural. Pour cela, 50 salariés et 300 bénévoles sont à pied d'œuvre pour conseiller, communiquer et organiser les collectes. Un travail qui devenait urgent pour préserver l'agriculture paysanne.

Grignotage des villes, spéculation sur les prix des terrains, investissements décourageants dans le matériel... Nombreux sont ceux qui renoncent à leur projet. En quatre ans, l'Hexagone est passé de 350 000 à 300 000 fermes. Les prévisions de l'Agreste - le service de statistiques du Ministère de l'Agriculture - prévoient qu'il n'en restera plus que 200.000 à l'horizon 2020.

En cause, la dureté du métier et surtout le prix de l'hectare qui a augmenté de 50% ces dix dernières années. Difficile dans ces conditions pour les professionnels du secteur de ne pas basculer dans le fatalisme. "On est face à un vrai problème de capitalisation. Pour reprendre une ferme, avec son terrain, le cheptel, les bâtiments, les tracteurs, il faut compter 350.000 euros minimum. Les futurs paysans n'en n'ont pas les moyens et obtiennent trop rarement des prêts bancaires" explique Gaël Avenel, président de Terre de Liens en Normandie.

Dans l'Orne comme dans le reste du pays, les statistiques sont à la baisse. En 2013, 60 agriculteurs seulement se sont lancés dans la culture ou l'élevage, contre 75 en 2012. Loin d'être dynamique, la tendance est à la concentration des fermes. "Bien souvent, lorsqu'un fermier prend sa retraite, c'est l'exploitation d'à côté qui récupère ses terres, et non pas un nouvel arrivant qui les reprend" regrette Gaël Avenel.

C'est également cet aspect qui a poussé Cédric et Cécile à se tourner vers Terre de Liens. "Nous sommes convaincus qu'il faut des systèmes comme l'épargne solidaire pour sauvegarder les petites fermes, avec toutes les pâtures à proximité". Terre de Liens met donc un point d'honneur à aider ces structures à taille humaine, à condition qu'elles soient respectueuses de leur environnement.

 Développer l'agriculture biologique pour protéger la biodiversité

 L'association n'apporte pas son soutien les yeux fermés. Le capital qu'elle accumule sert à acheter des fermes pour y implanter des agriculteurs le plus souvent biologiques. Des clauses environnementales sont établies avant chaque installation pour valoriser les prairies et préserver la vie du sol. Pas d'arrachage de haies, pas d'utilisation de produits phytosanitaires (pesticides, insecticides)... "Des principes de bon sens" résume Cécile.

 Afin que l'engagement soit durable pour les hommes comme pour les champs qu'ils travaillent, il doit être réciproque. "Dès le premier contact, on essaie de voir si les porteurs de projet adhèrent à la philosophie" explique Gaël Avenel.

Pour impliquer le plus grand nombre dans l'avenir des campagnes, un lien se tisse jusqu'aux collectivités. Ces projets de relocaliser l'agriculture n'échappent pas aux communes voisines qui y voient un intérêt pour dynamiser leur territoire. Et des produits bios d'à côté, elles en réclament. La Communauté urbaine d'Alençon s'est lancée dans l'aventure aux côtés de Terre de Lien en 2012, à travers son programme "Circuit court". Fournir les cantines scolaires et administratives en produits locaux est un de ses premiers objectifs. "Cela représenterait un débouché supplémentaire pour les maraîchers et les éleveurs d'ici" approuve Gaël Avenel.

 L'idée paraît simple mais elle nécessite "de convaincre et de former les restaurateurs pour faire évoluer leurs pratiques", explique Elodie Jacq, chargée du projet à la Communauté Urbaine d'Alençon. "Nous voulons rester à un coût de repas constant en améliorant la qualité de l'alimentation avec des ingrédients soit bio, soit de proximité" poursuit-elle. La deuxième étape serait de mettre sur pied des boutiques de producteurs locaux.

Elodie Jacq a déjà fait les comptes : "Un euro dépensé localement peut générer trois euros de retombées économiques sur le territoire". Surtout, le système crée de l'emploi car il suppose plus de main d'œuvre. Une ferme gérée en circuit court a besoin de personnel supplémentaire pour produire, transformer et vendre sur place ses fromages ou ses fruits et légumes. "Payer des salaires en plus augmente forcément le prix des produits, mais c'est compensé par la suppression des intermédiaires comme les industriels, les transporteurs et les grandes surfaces" détaille la chargée de mission. Le dialogue entre la collectivité et Terre de Liens a donné un nouveau souffle à l'agriculture locale.

Construire un nouveau rapport à la terre

 Il n'empêche, si des centaines d'aspirants fermiers à travers la France ont pu réaliser leur projet, leur avenir n'en reste pas moins incertain. Dans une profession où la retraite se constitue essentiellement par capitalisation, les paysans locataires de Terre de Liens ne peuvent pas compter sur la revente de leur ferme - qui ne leur appartient pas - pour financer leurs vieux jours. Epargner, prévoir, cotiser, les solutions à ce problème restent insuffisantes. "Ce nouveau rapport à la terre n'est pas évident et peut nous rendre vulnérables" concèdent Cécile et Cédric. "On sait que l'on devra partir car ce n'est pas notre propriété, notre chez nous, même si on y aura vécu, travaillé et dépensé de l'énergie. On y laissera un bout de nous même". Exploiter sans posséder, l'équation à résoudre est complexe pour les agriculteurs.