"Les constructeurs Français ont raté le virage du marketing stratégique"

Par Propos recueillis par Sophie Péters  |   |  1353  mots
Georges Lewi / DR
Spécialiste des marques, auteur d'une dizaine d'ouvrages dont "Mythologie des marques", ce consultant en marketing qui se définit comme "mythologue", analyse l'échec des constructeurs automobiles français. En produisant des "voitures pour tout le monde", ils nous explique pourquoi ils ont mis sur le marché des "voitures pour personne".

Le plan de sauvetage de PSA annoncé par le gouvernement peut-il sauver le "Made in France" ?

Absolument pas. Pour la bonne raison que ce plan ne répond pas du tout à une question de marché. La réponse du gouvernement avec la voiture électrique c'est une réponse technique à un problème de marché. Les producteurs français sont restés dans un savoir-faire et une production très techniques. Ils font des voitures pour Monsieur et Madame tout le monde mais ils ont raté le virage du marketing stratégique pris par leurs concurrents ces vingt dernières années.
Sans compter que, avec ce type de mesures, on va effectivement développer un besoin chez les consommateurs mais dont bénéficiera d'abord la Toyota Prius, seule référence dans l'esprit des clients. Donc, pour un plan d'urgence, je crains qu'il n'ait pas les effets attendus. Le virage à prendre c'était celui de la réponse à des besoins ou des désirs des consommateurs. Et , s'ils le prenaient aujourd'hui, il faudrait au moins dix ou quinze ans pour redresser la barre.

Concrètement quel aurait été ce virage ?

Déjà séparer Peugeot et Citroën en décidant laquelle des deux serait la marque des jeunes ou des plus vieux par exemple. Se poser à chaque fois la même question : telle marque, telle voiture s'adresse à quel(le) conducteur(rice) ? Citroën et Peugeot sont des marques pour tout le monde c'est-à-dire pour personne. Renault a le même problème, mais la marque est sauvée par Nissan. L'erreur que font beaucoup de grandes marques françaises c'est d'être « mainstream », c'est-à-dire qu'elles veulent s'adresser à tout le monde. Or la stratégie marketing consiste à définir un panel de consommateurs représentant la catégorie la plus homogène et qui servira de locomotive aux autres. L'axe de non marque c'est un axe de « non valeur » qui, dans l'automobile française, a été renforcé par le lieu de vente. On ne peut pas mélanger dans une concession les gens qui vont chez Adil, chez Monoprix et chez Fauchon. Dans la tête des consommateurs certaines marques ne sont pas « mixables » sur un lieu physique. Une marque automobile ne peut pas être à la fois Rolls et Dacia. Les constructeurs français ont raté le train et sans doute plus PSA que Renault. Carlos Goshn a eu une lecture mondiale du métier et des marchés. Ce qui l'a amené à positionner Nissan en haut de gamme, Renault plus en milieu de gamme et Dacia en entrée de marché. Ce que n'a jamais fait PSA avec ses marques Citroën et Peugeot.

Il est vrai que les concessionnaires des groupes étrangers sont positionnés par marque et qu'à l'intérieur de chacune de ces marques (Mini, BMW, Volkswagen, etc.), les gammes sont très homogènes. Quel virage ont-ils pris que nous avons manqué ?

En "Branding" on est passé en quelques années de 3 à 5 niveaux. Avant ,vous aviez le bas, le moyen et le haut de gamme. Désormais il y a 5 niveaux. L'arrivée du "low cost" (bas coût) a crée une entrée de gamme qui n'existait pas ou qui plutôt se traduisait par une « non marque ». Aujourd'hui Easyjet ou Leaderprice sont des marques à part entière. Et, à l'autre bout de l'échiquier, le luxe s'est lui aussi segmenté en deux avec tout en haut le « super luxe » ou le « premium » et juste en dessous ce que l'on appelle le « masstige », compression de « prestige de masse », c'est-à-dire un luxe pour le plus grand nombre ou comment permettre à toute une frange de consommateurs de se payer un produit qui comporte tous les codes du luxe. Ainsi de Nespresso. Presque un tiers des Français peuvent aujourd'hui se payer une Nespresso. Monoprix a très bien saisi aussi le "masstige" en grande distribution. Du coup, cette logique a entraîné vers le bas le niveau 2, c'est-à-dire le moyen de gamme, un standard en bataille avec les prix du "low cost". Le groupe Volkswagen a très bien saisi cette nouvelle donne avec Skoda en entrée de gamme, Seat en moyenne gamme, la marque Volkswagen en « masstige », et Audi plutôt luxe qui tire l'ensemble vers le haut. Une segmentation que l'on retrouve évidemment dans les concessions par marque et où les clients se côtoient autour d'un même univers de gamme.

PSA avec ses deux marques avait pourtant le même potentiel. Pourquoi selon vous ne l'ont-ils pas fait alors ?

Mon analyse est qu'ils ont manqué de moyens pour soutenir les marques. Quand ils ont racheté Citroën ils ont mis leurs moyens sur Peugeot. Puis dix ans plus tard, Citroën mal en point, ils ont mis leurs ressources sur la marque aux chevrons. En attribuant ainsi leurs ressources par décennie à une marque après l'autre ils n'ont fait aucun choix. Alors que, dès le départ , s'ils avaient choisi de positionner l'une des deux marques en « masstige » -éventuellement avec la renaissance d'un ancien modèle à la manière de la Fiat 500 ou de la Mini- et l'autre en moyenne de gamme, la première aurait permis de la valeur pour l'ensemble et permis d'investir sur les autres modèles. Renault a un peu plus d'atouts car Nissan fait figure de « masstige » mais il n'y a pas de vrai luxe dans le groupe. Quant à Fiat, à défaut de créer une marque prestige de luxe, ils sont allés chercher le prestige de la mémoire. Ils ont crée une communauté des "happy fews". Mais de toutes façons si Renault et PSA avaient sorti une voiture de vrai luxe, cela n'aurait pas marché.

Pourquoi ?

En restant sur le moyen de gamme, les constructeurs français se sont coupés de la perception de la marque par les consommateurs du luxe. La marque, c'est un repère mental sur un marché. Et en ne travaillant pas leur marque, en faisant de leurs voitures des modèles de « non marque », les constructeurs ont perdu beaucoup de valeur. Le consommateur qui achète français ne peut pas s'identifier à une communauté ou à une référence commune. Prenez les téléphones mobiles. Posséder un Iphone n'est plus une réelle question de budget aujourd'hui. C'est aussi une volonté d'afficher ses préférences. A contrario, le côté « passe-muraille » des voitures françaises répond à quelque chose de très ancré dans notre culture : cacher sa richesse sous la carrosserie de sa voiture. Cela permet de faire « profil bas », comme de faire ses courses chez Carrefour. Sauf que le panier moyen plus élevé de Monoprix (+10%) peut permettre de sauver une entreprise. Et sauf que les Français restent de sacrés individualistes.

A priori, les constructeurs français semblent ne pas vouloir créer ce « repère mental » ? Ni même revendiquer leur « francité » comme le prouvent nos publicités en anglais (sur la Peugeot 208) et comme le souligne un article du journal allemand Die Welt cité par Courrier International ?

C'est l'illustration de notre culture de l'ingénieur : on fabrique de bons produits qui doivent évidemment se vendre, trouver preneurs et sans « réclame ». C'est le syndrome Moulinex. On refuse le repère « marché » et celui du « mental ». Les allemands, eux, font de « très » bons produits qui coûtent 10% plus cher à produire mais qui sont vendus 40% plus chers. Nous, on cultive la modestie du bon produit pour tout le monde, c'est notre côté « égalitaire ». Ce qui échappe totalement au marketing. Car le marketing c'est clivant et segmentant. Le marketing c'est l'art de la segmentation. Les constructeurs automobiles français souffrent de ne pas avoir fait du marketing stratégique mondial. Ils ont fait un marketing à la française c'est-à-dire des publicités, des promotions et de l'évènementiel. Des voitures qui conviennent au deux tiers des Français, mais totalement inadaptées au marché mondial. Ce qui les tient encore ce sont les concessionnaires et les services de maintenance de proximité.