La loi Hadopi face à l'économie

Par Julien Dourgnon, ancien directeur des études chez UFC-Que Choisir, Michaël Barth et Jean Violette, élèves économistes à l'Université Paris XII.  |   |  871  mots
Par Julien Dourgnon, ancien directeur des études chez UFC-Que Choisir, Michaël Barth et Jean Violette, élèves économistes à l'Université Paris XII.

Ce n'est pas la première fois -et sans doute pas la dernière- que la lumière éclairante de l'analyse économique est soit instrumentalisée pour défendre un intérêt catégoriel, soit complètement ignorée. Dernier exemple, la loi de lutte contre le piratage sur Internet.

A l'origine de cette loi, une intention louable du gouvernement : lutter contre le piratage des chansons et films sur Internet, accusé de plomber les ventes de CD et de DVD, et d'affaiblir la création artistique.Pour répondre à ce défi, le gouvernement a choisi l'accroissement des moyens répressifs, allant jusqu'à la coupure de l'accès Internet.

Cette réponse, a priori de bon sens -si l'on met de côté les contraintes juridiques et les complications pratiques de mise en ?uvre- ne résiste pas à l'analyse économique. D'abord, à l'inverse du CD, un fichier numérique peut se répliquer à l'infini à un coût quasi nul. Le fichier est ainsi un bien public non rival (l'usage par un individu n'empêche pas l'usage par un autre individu) et non excluable (il est très difficile d'empêcher l'accès au fichier aux millions d'abonnés au haut débit). C'est pourquoi à mesure que les échanges se multiplient, chacun pouvant bénéficier du fichier sans en priver un autre, le "bien être" général s'accroît en proportion. Et le comportement du consommateur de musique qui télécharge ne serait pas déviant ou immoral, mais simplement rationnel, comme nous l'enseigne les théories micro-économiques de Marshall ou Hicks. Ensuite, le coût de réplique d'un fichier étant proche de zéro, le coût de la consommation d'1 ou de 100 fichiers est identique. Selon la théorie économique, le prix de vente d'un fichier devrait alors être égal à ce coût marginal, et donc être proche de zéro. Pour financer les coûts fixes (de production, de promotion des ?uvres) qui existent de toutes façons, il est alors possible que l'Etat fixe une redevance ou que le vendeur propose un forfait illimité. Alors que le coût est déconnecté de l'usage, le soutien unanime apporté au modèle de vente à l'unité (1,29 euros le titre chez le leader iTunes) peut dès lors difficilement se comprendre !

En outre, la possibilité de répliquer un fichier à l'infini à un coût nul donne à notre connexion Internet, au disque dur de notre baladeur, une valeur qu'ils n'auraient pas autrement. A quel prix serait un baladeur ou sa connexion au haut débit si la copie était coûteuse ou interdite ? En d'autres termes, une partie de la valeur de la musique ou du film se trouve en quelque sorte intégrée au prix du baladeur ou de la connexion haut débit. Ces phénomènes de transfert de valeurs (ou d'utilité) sont bien connus en économie. Aisni pourrait-on prélever une partie de la valeur des oeuvres chez ceux qui l'ont captée: les fournisseurs d'accès à Internet, les fabricants de matériels...

Enfin, le discours sur la défense de l'artiste menacé mérite lui aussi de passer par le filtre de l'analyse micro-économique des marchés. Le marché de la musique est devenu au fil des ans, à force de concentrations horizontales et verticales, un oligopole à frange concurrentielle, où quelques sociétés occupent l'essentiel du marché, tandis que des centaines de plus petites structures dites indépendantes se partagent le reste, "la frange". Les plus importantes, "les majors", dominent le marché, et bénéficient ainsi d'une rente de situation que la mutation numérique pourrait menacer. On comprend mieux leur soutien sans faille à la loi qui tend à renforcer le droit d'auteur.

On comprend aussi la position des sociétés de gestion collective des droits des artistes-interprètes (Adami, Spedidam) qui militent, au contraire des majors, pour un assouplissement du droit de propriété assorti d'un prélèvement sur les fournisseurs d'accès par le biais de la licence globale. En collectant les recettes de la taxe avant de les redistribuer à leurs sociétaires, ces sociétés de gestion renforceraient considérablement leur pouvoir et leur influence sans cesse contestée par les puissantes "majors".

Ainsi, la dématérialisation de la musique met en péril le modèle industriel basé sur la production, la distribution et la vente physique de la musique en magasin au bénéfice de nouveaux modèles et de nouveaux acteurs. L'histoire économique regorge de situations similaires, illustrations du développement économique qui voit se renouveler les acteurs. Difficile donc d'aller contre un processus irréversible en conservant un modèle inadapté aux nouveaux usages que la révolution numérique a fait naître. Piratage sur Internet: une loi qui ne résiste pas à l'analyse économique. En mobilisant la boite à outils de base de la science économique, le gouvernement trouverait sûrement de quoi se construire une hauteur de vue, et sans doute une politique alternative. Et l'opinion publique bénéficierait d'un éclairage plus intéressant que les sempiternelles discours de circonstance sur la défense- par ailleurs légitime- des artistes et de la création.