La mort confirmée de l’industrie d’armement française

Par Vauban*  |   |  1344  mots
"Forcément coupable de corruption, forcément auxiliaire des dictateurs et autres génocidaires, forcément nuisible à toute société, l'industrie d'armement ne doit plus être financée, ni pour la R&D ni pour la production et a fortiori pour l'exportation" (groupe Vauban). (Crédits : Johanna Geron)
OPINION. Il y a an déjà, la tribune du groupe Vauban, intitulée la « mort programmée de l’industrie d’armement française », déclenchait une polémique bien française : "à la fois stérile et purement idéologique, sur fond d’une aimable chasse aux sorcières", selon le groupe Vauban. "Et pourtant, un an après, qui ose sincèrement et honnêtement considérer comme infondées nos critiques, notamment sur l’Europe et l’Allemagne tant les événements nous ont donnés raison ?", interroge la vingtaine de spécialistes des questions de défense.

D'abord, l'Europe. Bureaucratique comme à son habitude, Bruxelles a mis un soin particulier à accumuler, en pleine crise sanitaire, des projets qui, mis bout à bout, défont, dans un bel élan schizophrénique, les systèmes de défense des pays membres : en premier lieu, cette pantalonnade - hélas ! sérieuse - du temps de travail des militaires. Par un arrêt de début juillet, la Cour de Justice européenne a purement et simplement mis à bas les forces armées européennes : en séparant les activités « ordinaires » des militaires pour lesquelles le droit européen du travail doit s'appliquer et les activités exceptionnelles (opérations), comme la Commission et l'Allemagne l'avaient déjà avalisé d'ailleurs, elle brise l'unicité du régime des militaires dont la noblesse du métier (et non la singularité, étrange mot qui rabaisse la vocation) est de servir en tout temps et en toutes circonstances leur pays.

La Cour, en rendant ainsi impossible le travail de la gendarmerie, des sapeurs-pompiers, du service de santé des armées, etc, réussit là où l'URSS n'avait pas réussi : mettre à bas tout le système de défense des nations européennes sans tirer un coup de feu.

Les industriels de l'armement dans la ligne de mire

Après le temps de travail, un autre mauvais coup venu de Bruxelles - le projet dit « Corporate Sustainability Reporting Directive » - menace quant à lui le bras armé des forces : l'industrie d'armement, sans laquelle un appareil de défense ne peut songer à l'indépendance et à l'efficacité. La transparence qui s'appliquait aux domaines financiers puis commerciaux (Loi Sapin-II) des sociétés, s'attaque désormais aux domaines de l'environnement, des enjeux de société et de gouvernance : c'est ainsi qu'après avoir soumis le commerce et la gouvernance des sociétés à leur tyrannie opaque et sans appel mais jamais désintéressée, les mêmes acteurs (ONG, avocats, fonds éthiques, agences de notation, etc) désirent désormais détruire le cœur même de son existence : le financement des activités industrielles et commerciales de la Défense.

Forcément coupable de corruption, forcément auxiliaire des dictateurs et autres génocidaires, forcément nuisible à toute société, l'industrie d'armement ne doit plus être financée, ni pour la R&D ni pour la production et a fortiori pour l'exportation. Banques, assurances, bourses : toutes ces institutions financières tremblent désormais devant l'ONG ; peu importe au fond que les financements de celle-ci soient opaques, que ses campagnes ne soient qu'orchestrées que dans les pays où elles sont tolérées et non dans les pays qui en auraient le plus besoin (Chine, Corée du Sud, Turquie, Russie, Biélorussie, Ukraine, Serbie et Israël) et que leurs analyses et informations soient fausses et infondées presque SYSTEMATIQUEMENT, seule l'image compte.

On préfère l'éolienne à l'avion de combat. Aucun banquier, aucun assureur, aucun responsable de fonds ne voudra se compromettre avec les marchands de canon dont tous veulent la peau. Ce mouvement, déjà en branle depuis des années, est désormais légitimé par la Commission avec ce projet de directive. Comme pour le temps de travail, l'Europe s'attaque ainsi à une institution dont la vocation n'est pas la guerre, mais la paix. Le militaire et l'industriel d'armement sont les instruments de cet adage romain, pilier des nations civilisées : si vis pacem, para bellum.

Une telle réalité, à la fois historique et sociale n'étant pas décemment niable, qu'ont donc réellement en tête les autorités européennes en torpillant ainsi coup sur coup les fondements humains et financiers d'un système de défense qu'en « même temps » elles prétendent bâtir (boussole stratégique, Fonds de défense, DG Défense, etc) ? « Comment peut-on être européen », se demanderait un Montesquieu moderne en se penchant sur le fort peu ragoûtant chaudron bruxellois ?

Coopérations et exportations : sous la coupe de Berlin

L'Allemagne ensuite qui sera, sans nul doute, le GRAND sujet des années à venir. Force est de constater que les analyses développées il y a un an se sont toutes vérifiées, comme celles de Bainville que nous citions ; le divorce stratégique de fond entre Paris et Berlin ? Il s'est accentué, notamment sur la dissuasion nucléaire et le rôle de l'OTAN, deux pierres d'achoppement fondamentales qui viendront toujours ruiner les espoirs naïfs des dirigeants français qui n'ont TOUJOURS pas compris qu'ils ne rallieront jamais l'Allemagne à ces deux positions.

Les coopérations d'armement ? Là aussi, une doctrine atlantiste et pacifiste ne peut que produire des déceptions dont la meilleure illustration demeure la gifle allemande que Paris a reçue sans broncher sur l'avion de patrouille de maritime. C'est moins ici le fond que la méthode allemande qui aurait dû choquer Paris, puisque pour la deuxième fois (et non la dernière), Berlin n'a pas pris de gants pour l'infliger à ses interlocuteurs français. Il y a avait eu avant, souvenons-nous, le débat sur l'autonomie stratégique européenne, où la ministre de la Défense, pourtant discréditée pour incompétence en Allemagne même, avait pris le parti de critiquer en public et par trois fois le Président français avec le soutien honteux mais réel de la Chancelière... Les difficultés inhérentes aux autres programmes - avion et char de combat - montrent assez que l'Allemagne ne conçoit pas la coopération, mais juste la domination humaines et technologique d'ensembles européens. Délaissée car méprisée, l'industrie d'armement terrestre française vit tous les jours à l'heure allemande.

L'exportation d'armement ? Avec le poids fondamental car central que les Verts sont en train de se ménager dans la future coalition (qu'elle soit menée par la CDU ou par la SPD), exporter de l'armement en Allemagne, puis en franco-allemand deviendra le pire des parcours d'obstacles. Cette opposition des Verts, des socialistes et de l'extrême-gauche à toute exportation d'armement, n'a pas d'ailleurs seulement convaincu en Allemagne, mais a séduit Bruxelles, ce qui est tout aussi pire. Le rapport de Mme Neumann (septembre 2020) l'avait déjà annoncé : l'exportation d'armement ne sera plus autorisée qu'au sein de l'Union européenne ou de l'OTAN et encore, on lui préférera la coopération sous étroit contrôle de la Commission européenne. Autant dire que l'industrie d'armement française est condamnée à la plus grande joie des autres pays.

Paris résigné

Et la France ? En dépit des déceptions européennes et allemandes, le gouvernement maintient le cap, c'est-à-dire qu'il accepte sans sourciller le cours des choses telles qu'elles sont planifiées à Bruxelles et à Berlin ; nulle critique n'est autorisée ; nulle consigne de résistance face la Cour de Justice ; nulle dérogation pour la défense dans le cadre de la directive ESG ; nulle remise en cause des modalités mêmes des coopérations avec l'Allemagne.

Tout se passe comme si la réalité n'avait plus aucune prise, et surtout comme si Mme Goulard, pourtant éphémère ministre de la défense, avait fait triompher sa doctrine définitivement lorsqu'elle annonçait prophétiquement le 8 juin 2017 : « Si nous voulons faire l'Europe de la défense, il va y avoir des restructurations à opérer, faire des choix de compatibilité et, à terme, des choix qui pourraient passer dans un premier temps pour aboutir à privilégier des consortiums dans lesquels les Français ne sont pas toujours leaders ».

Tout était donc dit il y a quatre ans : les partisans acharnés de l'Europe de la Défense telle qu'elle se construit sous nos yeux, ne peuvent qu'adhérer ou se taire. Mais, et c'est l'intérêt de la période actuelle, tout n'est pas consommé : un sursaut est possible, et c'est à celui-ci que nos prochaines tribunes s'attacheront.

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[*] Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.