Une victoire lente mais certaine de la démondialisation

Par Arnaud Montebourg  |   |  1869  mots
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Un point de vue d'Arnaud Montebourg, député PS, président du conseil général de Saône-et-Loire.

"La difficulté n'est pas de comprendre les idées nouvelles mais d'échapper aux idées anciennes", écrivait Keynes en 1936, à l'époque où une génération nouvelle d'intellectuels, d'économistes et de dirigeants politiques réussissaient à imposer des solutions inédites pour sortir du libéralisme qui venait d'emmener le monde industrialisé dans le chaos de la Grande Dépression. Nous vivons le même genre d'aveuglement 80 années plus tard : soumission stupide de la politique aux marchés alors que l'inverse devrait s'imposer, conception anachronique de la banque centrale, qui a les moyens de régler sans douleur le problème de la dette mais refuse par dogmatisme de le faire, multiplication moutonnière et dangereuse des plans d'austérité qui aggravent la situation économique et sociale de la première puissance économique du monde qu'est l'Union européenne, au lieu de la sortir de la crise. Comment échapper aux idées anciennes qui nous détruisent ?

Nous sommes habitués en France à ce que toute idée neuve comme la démondialisation subisse le même chemin de croix. Elle est d'abord caricaturée, piétinée, publiquement honnie par ceux qui, à force de ne pas regarder le monde tel qu'il vit, ratent le train du changement avec l'autocontentement de ceux qui s'accrochent aux reliques. Puis les vieilles certitudes se fissurent et les conservateurs passent soudain avec armes et bagages dans l'autre camp. Ainsi Bruno Le Maire, Christian Estrosi, Laurent Wauquiez, viennent de se rallier à leur tour à un protectionnisme « moderne ». Les voici devenus de zélés convertis et ajoutent leurs voix à celle de François Bayrou qui a fait du "Made in France" le thème de sa campagne. Ils rejoignent tous à bride abattue le candidat socialiste François Hollande, défenseur du "patriotisme industriel" qui déclarait au sortir des primaires qu'il faudra bien accepter de "se protéger contre la concurrence déloyale mondiale" laquelle empêche de réindustrialiser notre pays en chute libre sur le plan de la production manufacturée.

A droite comme à gauche, le protectionnisme raisonné est en passe de devenir un objet du consensus national. Il se fonde sur une nouvelle lecture de l'économie : le libre-échange sans règle est un échec pour les économies anciennement industrialisées et la politique de l'euro fort est un suicide industriel. Le bilan de cette double erreur que l'Europe est la seule à avoir commise dans le monde, se résume en deux conséquences : la perte de 750 000 emplois industriels en France en dix ans et la montée des extrémismes qui se nourrissent de l'effondrement économique en cours et de l'impuissance auto-organisée des dirigeants.

Car les pays intelligents du reste du monde n'ont jamais commis la double erreur de conjuguer une monnaie forte non régulée et des frontières totalement ouvertes comme celles de l'Union européenne.

Pendant que nous nous entêtons dans nos erreurs, la démondialisation a commencé partout ailleurs, calmement, sans faire de bruit. Par une suite de multiples événements importants et convergents qui tracent peu à peu le portrait du monde futur.

Le 2 décembre dernier, dans une conférence de presse, les Présidentes des Républiques du Brésil et de l'Argentine, Dilma Rousseff et Cristina Kirchner, ont annoncé leur volonté de protéger le Mercosur (le marché commun sud américain) de la concurrence déloyale venue du reste du monde, notamment de celle de la Chine, parce que cela va tout simplement de soi. Le Brésil taxe déjà les entrées de capitaux sur son territoire et vient de mettre en place une taxe additionnelle de 30 points sur les véhicules dont la production n'est pas à 65% effectuée sur son territoire national ou dans le Mercosur. Tous les constructeurs notamment européens, viennent d'annoncer des implantations futures d'usines sur place. A ce choix de la logique s'ajoutent des raisons économiques : la hausse des coûts de transport qui représentent désormais jusqu'à 25 ou 30% des matières premières industrielles, selon Jane Korinek de l'OCDE. Délais de livraison, risque de retards, nécessité de maintenir des stocks ou qualité douteuse poussent des industriels à relocaliser. Pendant ce temps, les chinois viennent de surtaxer les importations de véhicules fabriqués à l'étranger, afin d'accélérer les délocalisations à leur profit. La démondialisation, le rapprochement écologique et économique du lieu de production du lieu de consommation est devenue une politique à part entière de nombreux gouvernements du monde.

Le phénomène est plus marqué encore aux Etats-Unis. Selon une étude du Boston Consulting Group, Ford, Caterpillar et General Motors ont choisi d'investir désormais sur le sol américain. US Block Windows, fabricant de fenêtres en plexiglas, a relocalisé sa production aux Etats Unis à cause des délais. D'autant qu'au-delà du critère économique, le « fabriqué dans son pays » est devenu argument marketing décisif auprès des consommateurs. Pour conquérir le marché nord-américain, Suzlon (indien) et Vestas (danois), fabricants d'éoliennes, investissent massivement dans les entreprises américaines, pour réduire le coût du transport et pour changer d'image.

Et la démondialisation s'accomplit aussi dans les pays du sud. C'est naturel puisqu'elle vient de là, sous la plume du penseur philippin Walden Bello. La Chine a décidé de ne plus se contenter d'être l'atelier du monde et le spécialiste des productions à faible valeur ajoutée. Foxconn, géant taïwanais de l'électronique, sous-traitant d'Apple, Nokia ou Sony, cherche à remonter la « chaîne de valeur », à la fabrication et l'assemblage s'ajoutent désormais le design et la recherche de pointe. Cette hausse des compétences a entraîné des revendications salariales d'ouvriers mieux formés, mieux instruits et aspirant à un niveau de vie plus décent. Foxconn a dû concéder jusqu'à 70% de hausses de salaires. Ce qui prime peu à peu c'est le développement du marché intérieur, les hausses de salaires et bientôt la protection sociale entretenant la demande, toutes choses que l'Union européenne est à l'inverse en train de diminuer, acceptant de détruire la croissance chez elle pour entretenir stupidement la croissance chez les autres.

En France, ce sont les industriels qui réévaluent les délocalisations malgré des gouvernements européens s'obstinant à pratiquer le libre-échange naïf : des opticiens Atol, en passant par les skis Rossignol et les jouets Meccano, les relocalisations se multiplient. En Saône et Loire, QOOQ vient de relocaliser depuis la Chine une unité de fabrication de tablettes tactiles plus créatives et innovantes, plus performantes et moins chères que l'iPad d'Apple fabriquée par Foxconn en Chine. Finalement, c'est aujourd'hui la Caisse des dépôts qui refuse de financer la fabrication en France de tablettes car cette institution prétendument chargée de financer l'industrie créative explique ne pas croire à ce genre de production en dehors de l'Asie. Les institutions de la République Française chargées de développer la France préfèrent soutenir la croissance chinoise...

D'autant que si l'économie se transforme, la société change aussi.
Elle ne voit plus le bénéfice de consommer des produits fabriqués à 20 000 km. Elle souhaite le retour au local, car elle sait de plus en plus que dans les produits qu'elle consomme, il y a de la protection sociale en plus ou en moins, de l'atteinte à l'environnement en plus ou en moins, des salaires décents en plus ou en moins, On ne fera plus avaler aux gens que la mondialisation est leur seul salut. Nous vivons le retour au micro, du micro-crédit à la start-up en passantpar les circuits courts ou le co-voiturage entre voisins. Il y a 40 ans, on allait dans l'espace, vers l'infiniment grand. Aujourd'hui nous cherchons dans le sens des nanotechnologies, l'infiniment petit.
Les hommes et les femmes de notre nouveau siècle veulent vivre « à l'échelle humaine ». Ils n'acceptent plus l'argument de la délocalisation pour réduire les coûts ; ils n'acceptent plus que les banques spéculent mondialement pour leur compte et ne prêtent pas aux artisans et PME ; ils n'acceptent plus un commerce déloyal qui contourne les normes environnementales et sociales pour casser les coûts ; ils n'acceptent plus la dégradation de l'environnement au nom du productivisme. Pour toutes ces raisons, la mondialisation est un système du passé, un vieux cadavre à la renverse, aurait dit Sartre.

Il reste que la mondialisation de l'ordre ancien subsiste encore. Ses gardiens heureux répètent avec la foi du charbonnier « on ne peut rien contre » sans voir que tous les pays du monde, et surtout les plus ouverts ont décidé de recentrer leurs efforts sur leur propre capacité productive et de défendre leur propre responsabilité écologique. Ils ont décidé de mettre fin à l'échange inégal, bâti sur la destruction de la planète et l'exploitation de l'homme. Loin d'être un projet de fermeture, la démondialisation est au contraire le projet d'une France et d'une Europe qui se réindustrialisent, plutôt qu'un territoire qui consomme les produits fabriqués ailleurs dans n'importe quelles conditions. Un territoire ouvert à toutes les entreprises qui viendront produire sur notre territoire, et non plus aux conteneurs qui débarquent dans nos ports. Et nous reconnaissons à tous les pays le même droit de préférer produire localement, car il ont le droit de se développer comme nous avons besoin de nous reindustrialiser.
L'Europe doit protéger ses industries par des mesures protectionnistes et les soutenir par une politique industrielle vigoureuse. Elle a enfin le moyen d'être concrète et utile aux peuples.

Ce patriotisme industriel, c'est le retour de la gauche parmi ceux qu'elle a pour mission de défendre, ouvriers, techniciens, employés, ingénieurs et tous ceux qui n'ont que travail pour vivre. Ils sont cette France ouvrière à la recherche de sa fierté perdue, et écrasée par l'économie, une France qui travaille dur et paie très cher le prix de la crise. Défendre le travail et son prix le salaire, la créativité, la protection sociale, le savoir-faire et l'intelligence productive appartient à la tradition de la gauche. Le protectionnisme raisonné doit être son instrument. Il contient un droit à la prospérité pour tous les peuples. En ce sens, la démondialisation est l'internationalisme du nouveau siècle.

A cette démondialisation, Marine Le Pen n'a rien compris. Elle rêve de miradors autour des frontières nationales et accuse tantôt les «esclaves » chinois d'ôter le pain de la bouche des Français, tantôt les immigrés de leur prendre leur travail. Elle se délecte des peurs et use des bouc-émissaires. Nous, nous imaginons les règles d'un monde plus juste pour tous, au nord comme au sud, en phase avec les mouvements actuels de l'économie. Mais qu'elle soit prévenue que, dans ce combat au corps à corps, nous ne lui abandonnerons pas les perdants de la mondialisation, nous serons sur sa route avec nos valeurs de protection du travail et des travailleurs qui n'ont que cela pour vivre.