Free Mobile : un bilan globalement négatif ... pour la collectivité

Par Par Pierre Kopp, professeur à l'université de Panthéon-Sorbonne (Paris I), et Rémy Prud'homme, professeur émérite à l'université Paris XII.  |   |  1185  mots
Rémy Prud'homme (à gauche) et Pierre Kopp (à droite).
Un an tout juste après le lancement de Free Mobile, deux économistes livrent leur analyse de l'arrivée d'un nouvel entrant, selon l'approche coûts-bénéfices. A leurs yeux, l'idée que 4 opérateurs est nécessairement mieux que 3 est un peu courte.

A priori l'affaire paraissait simple. En autorisant, en 2011, l'introduction d'un quatrième opérateur de communications mobiles (Free) aux côtés d'Orange, SFR et Bouygues, l'autorité de régulation du secteur, l'ARCEP, faisait le bon choix. Plus de compétiteurs rimait avec plus de concurrence. La concurrence devait faire baisser les prix et les consommateurs de se réjouir. Et pourtant !

D'un côté, Bruno Deffains, professeur à la Sorbonne (Les Echos, 11.06.2012), montre que l'introduction de Free s'accompagnerait de la destruction de 50.000 emplois. Corinne Erhel dans un « Avis parlementaire » affirme que « la crise [du secteur des communications électroniques est] en partie due aux conditions d'entrée d'un 4ème opérateur sur le marché mobile ». De l'autre côté, les universitaires David Thesmar et Augustin Landier répliquent avec une étude commandée par Free, indiquant que l'impact net sur l'emploi est positif, à hauteur de 16.000 à 30.000 emplois. Pour essayer d'y voir plus clair, nous avons conduit une analyse coûts-bénéfices qui ne s'intéresse pas seulement à l'emploi, mais qui évalue l'ensemble des effets socio-économiques de l'entrée de Free sur le marché (consultable ici).

Gain pour le consommateur, baisse des bénéfices et des recettes de l'Etat
Il ressort qu'en prenant en compte les gains que les 65,3 millions de consommateurs restés fidèles aux opérateurs historique engrangent du fait de la baisse des prix ; les gains des 1,5 million de nouveaux consommateurs qui rejoignent les opérateurs historiques, attirés par la baisse du prix ; les bénéfices des 2,8 millions de migrants vers Free et les bénéfices des 0,8 million d'individus qui utilisent un mobile pour la première fois avec Free, les consommateurs ont gagné 1,2 milliard d'euros. Ce qui est très bien. Simultanément, les opérateurs historiques, et Free qui n'est pas rentable dans le mobile, ont perdu 1,3 milliard d'euros. Ce dont on ne doit pas se réjouir trop vite. Car moins de bénéfices pour les entreprises cela veut aussi dire moins d'emplois et moins de dépenses. La situation n'est pas meilleure du côté des finances publiques - un aspect crucial à l'heure des économies budgétaires. La baisse de la TVA collectée, celle des redevances Copé et des redevances sur les fréquences, de l'Impôt sur les sociétés, et des dividendes collectés par l'Etat via sa participation à Orange ne sont pas compensées par les bénéfices de la vente de la licence à Free. Les finances publiques s'appauvrissent annuellement de 0,5 milliard d'euros.

Un bilan globalement négatif
Le bilan de l'entrée de Free sur le marché est donc globalement négatif, de plus d'un demi milliard d'euros par an. Ce résultat est contre-intuitif. Les économistes (et nous ne faisons pas exception) sont très sensibles aux vertus de la concurrence, qui rabote les rentes et qui stimule l'innovation. Si la concurrence est bonne, plus de concurrence est meilleur. Introduire un opérateur de plus sur le marché était donc en principe désirable. Comment réconcilier cette théorie avec les résultats du cas analysé ?

Premièrement, le marché des communications mobiles est mature. Il y a déjà plus de mobiles que d'habitants en France. La répartition des utilisateurs entre les différentes firmes deviendra dans les années à venir un jeu à somme presque nulle. Avec son offre low cost, Free ne peut guère que prendre des clients aux autres firmes, mais pas augmenter considérablement le nombre total des clients.

Deuxièmement, un nouvel opérateur ne peut pas commencer à opérer sans disposer d'un coûteux réseau. Dans le cas de Free, le problème a été résolu de la façon suivante. D'un côté le régulateur a exigé de Free un taux de couverture minimal (27%) du territoire. D'un autre, il a autorisé Free à louer à Orange l'accès à son réseau pour une période de sept ans (1milliard d'euros sur trois ans). Cette solution de compromis est habile, mais problématique. Elle fait l'affaire de Free, en lui permettant d'opérer ; et celle d'Orange, en lui permettant de rentabiliser un réseau excédentaire. Mais d'une part, elle introduit une distorsion de concurrence entre Orange et les deux autres opérateurs historiques, SFR et Bouygues, qui ont aussi semble-t-il, des réseaux excédentaires à rentabiliser. SFR et Bouygues protestent vivement, non sans raison. D'autre part, et surtout, elle repousse le problème des surcapacités qu'elle crée. En 2018, à la fin du contrat de location, Free aura (en principe) investi dans son propre réseau, et pourra se passer d'Orange ; Orange se retrouvera avec une capacité inutilisée.

Pas d'innovation, risque sur les investissements
Troisièmement, l'un des grands mérites de la concurrence est de pousser les firmes à l'innovation technologique. Les opérateurs de téléphonie mobile sont en réalité davantage des commerçants que des industriels. Cela n'est évidemment pas une critique. On peut attendre d'eux des innovations principalement commerciales et marketing. Le low-cost introduit par Free en est une, et elle est la bienvenue. La publicité, le marketing, la subtilité des systèmes d'abonnement, etc. sont les domaines où l'innovation se manifeste - et se manifeste abondamment - dans le secteur de la téléphonie mobile. On ne voit pas bien en quoi ces formes d'innovation sont stimulées par l'arrivée d'un 4ème opérateur, ni (dans l'hypothèse où elle le serait) le gain social qui résulterait d'une telle stimulation.

Quatrièmement, ce n'est pas parce que l'innovation technologique n'a pas lieu chez les opérateurs qu'elle est inexistante dans la téléphonie mobile. Au contraire, elle est massive, et fréquente, chez les fournisseurs d'équipements, qui offrent chaque année des matériels plus performants. Le 2G était à peine en place qu'il a été dépassé par le 3G, qui est lui-même en train d'être supplanté par le 4G. S'équiper en 4G est très coûteux pour les opérateurs. Cette caractéristique du marché est importante pour analyser l'impact de Free. Ce n'est pas Free, avec ses marges négatives, qui aura les ressources nécessaires pour faire face à ces dépenses considérables, au moins dans les années à venir ; et il n'est pas assuré que les marchés financiers les lui prêteront. Mais l'arrivée de Free, on l'a vu, ampute les bénéfices (avant impôts) des opérateurs historiques d'environ 1,2 milliard d'euros. On doit se demander si cette amputation ne va pas freiner ou empêcher les nécessaires investissements des opérateurs historiques.

Finalement, l'idée que 4 opérateurs est nécessairement mieux que 3 s'avère un peu courte. Elle l'est d'autant plus, en l'occurrence, qu'un an à peine après l'introduction du 4ème, on parle déjà de regroupements et de consolidations qui ramèneraient à 3 le nombre de nos opérateurs. Les exemples de l'Autriche, du Danemark ou du Royaume-Uni semblent aller dans ce sens. La théorie de la concurrence, c'est bien. L'analyse cas par cas, c'est mieux.