Anne Lauvergeon et l'innovation : « Trop de priorités tuent la priorité »

Par Propos recueillis par Philippe Mabille  |   |  1382  mots
Anne Lauvergeon, président de la commission Innovation 2030, juge qu'il "équilibrer le principe de précaution par un principe d'innovation, de même poids constitutionnel" / Reuters
Anne Lauvergeon, qui préside la commission Innovation 2030, est formelle : la France, pour s'en sortir, doit faire des choix clairs et affirmés. L'enjeu : sélectionner des projets innovants qui auront accès à 300 millions d'euros de financement public et au moins autant d'argent privé. Face au risque de saupoudrage, le pragmatisme l'emporte.

LA TRIBUNE - Vous ne retenez que sept priorités, là où la France souvent se distingue par l'absence de choix, avec 71 pôles de compétitivité, 34 filières industrielles ou les centaines de projets d'avenir du grand emprunt. C'est une rupture ?

ANNE LAUVERGEON - L'un des problèmes, en France, c'est que trop de priorités tuent la priorité. La commission Innovation 2030 a choisi de se concentrer sur sept sujets [lire ci-dessous, ndlr]. Vous savez, la France pèse à peine 4 % de la R&D mondiale : dire que l'on peut tout faire n'est pas réaliste. Quand on regarde les autres pays, il y a des politiques d'innovation ciblées autour d'écosystèmes qui permettent leur développement. Ne confondons pas cependant les exercices.

Notre démarche est complémentaire de celle d'Arnaud Montebourg qui a été associé à nos réflexions et nous a beaucoup aidés. Il a travaillé sur les filières existantes, pour construire, avec les industriels concernés, une vision des années à venir. Cela nous a permis de faire des choix dans des domaines qui n'étaient pas couverts. Le spatial ou l'aéronautique n'ont pas besoin de nous.

Quelle a été votre démarche ?

Nous sommes partis des besoins, de la demande, pour faire simple. Là est sans doute la rupture. Des grands besoins mondiaux : la hausse de la population, avec 9 milliards d'individus sur terre en 2050 et tout ce que cela signifie, notamment pour la nourriture" ; l'urbanisation qui va concerner une majorité de gens" ; l'allongement de la durée de la vie en bonne santé" ; le développement rapide des classes moyennes dans les pays émergents" ; le numérique, qui change la donne dans tous les domaines" ; la raréfaction de l'eau potable, des matières premières, de l'énergie. Voilà les grandes tendances.

Deux autres dimensions ont nourri notre travail : prendre en compte l'innovation sociétale, celle qui améliore la qualité de vie, parce que c'est là que sera le marché de masse. Et privilégier des activités qui nous soient bénéfiques en termes d'emplois et de commerce extérieur. Quand on mixe ces différents éléments avec ce que nous avons identifié comme atouts de la France, cela amène à choisir ces sept priorités, presque comme une évidence, et avec une ambition forte pour que notre pays puisse y faire éclore des entreprises d'avenir.

À quelles attentes collectives voulez-vous répondre ?

Commençons par la santé. L'association des progrès de la médecine et du numérique va permettre de faire émerger une santé individualisée. Avec l'explosion de la capacité de traitement des données, les progrès des sciences « omiques » (génétique, génomique etc.), la médecine va être bouleversée et la France est très bien placée dans cette révolution. Ce qui manque, c'est un consolidateur, qui tire l'écosystème vers l'avant. Autre besoin majeur, dont on parle moins, le stockage de l'énergie. Il faut arriver à le faire en grande quantité, de manière économique et sans impact environnemental. Il n'y a pas une solution, mais plusieurs.

De nombreux industriels visionnaires s'y sont lancés, comme Bolloré avec BlueSolutions. C'est une façon de mieux gérer l'amont et l'aval, la production et la distribution de l'énergie dont on sait qu'elle va coûter plus cher. Une façon aussi de se prémunir contre le risque d'un blackout énergétique en Europe. C'est aussi un nouveau service à offrir pour les particuliers alors que l'économie numérique consomme beaucoup d'énergie et que la domotique va se développer.

Le recyclage des matières est aussi un sujet majeur, ce qu'on appelle aussi l'économie circulaire. La France est bien placée, mais la structuration de la filière n'est pas achevée... C'est un domaine où l'innovation fait des progrès considérables et qui répond à un besoin économique et à une attente de la société.

Vous souhaitez aussi révolutionner l'agriculture...

Peut-être pas ! Mais, comment ne pas voir dans l'explosion démographique mondiale un défi pour la chimie des protéines et du végétal ? Pour nourrir 9 milliards d'hommes, il va falloir collectivement manger plus de végétaux, donc développer des variétés attractives. C'est un enjeu énorme pour notre agriculture et notre industrie agroalimentaire. La France, qui a vu sa cuisine classée au patrimoine de l'Unesco, a des atouts à faire valoir en innovation dans ce domaine.

La France est aussi une grande puissance maritime...

Il y a deux enjeux pour un pays qui a le deuxième territoire maritime du monde. La présence de métaux, notamment de nodules polymétalliques est cruciale dans une perspective de dix à quinze ans alors que les ressources se raréfient, entraînant des hausses de prix. Et il y a le sujet central du dessalement de l'eau de mer, alors que l'eau douce va devenir un sujet géopolitique central.

Vous ne parlez pas du gaz de schiste. À dessein ?

On n'en parle pas, car on ne sait pas. On est en train de s'envoyer des noms d'oiseau sur ce sujet alors que personne ne sait ce qu'il y a sous nos pieds et dans quelles conditions on peut ou non l'exploiter. Notre rapport est sorti le jour où le Conseil constitutionnel a confirmé l'interdiction de la fracturation hydraulique. Mais la loi n'interdit pas de faire l'inventaire.

Ce que nous disons, c'est qu'il faut équilibrer le principe de précaution par un principe d'innovation, de même poids constitutionnel. Il faut sortir des débats stériles et s'efforcer de regarder ensemble le positif et le négatif.

Vous placez aussi l'économie de la longévité parmi vos sept priorités. Comment innover dans ce domaine ?

Vous avez déjà vu un déambulateur ? Franchement, qui a envie de déambuler avec cet objet ! On peut faire beaucoup mieux dans le design et la robotisation. Il y a un marché mondial de 1 milliard de personnes de plus de 60 ans en 2025.

En France, ils représenteront 30 % de la population et 50 % des ressources financières. C'est un marché solvable, où des révolutions sont possibles, de l'Internet des objets à la santé connectée, en passant par les robots domestiques.

Enfin, la révolution des données numériques...

Big Data et Open Data, j'insiste pour mettre les deux ensemble. L'Open Data sera un levier essentiel pour poursuivre la réforme de l'État. Cela permet de mesurer les coûts de manière objective. Je souhaite la mise en place d'un centre de ressources technologiques ouvert à tous, afin de partager les données et les algorithmes et de diffuser ainsi au mieux l'innovation.

Sans oublier la question de plus en plus actuelle de la sécurité des données, qui préoccupe les usagers du numérique face aux affaires Prism et aux géants de l'Internet mondial, tous américains...

Comment allez-vous procéder ?

Le 2 décembre, nous lançons les sept concours mondiaux d'appels à projets, ouverts à l'international. La seule condition sera de développer les activités à partir de la France avec une perspective à l'export. Les candidats auront deux mois pour déposer un dossier que je souhaite concis, entre 5 et 10 pages.

En février-mars, les projets seront choisis par le jury qui donnera une première enveloppe de 200 000 euros pour démarrer. Un an plus tard, on fera le bilan et les meilleurs auront des financements complémentaires. Au total, 300 millions d'euros d'argent du programme Investissements d'avenir sont mobilisables, selon des modalités à définir, y compris des prises de participations de l'État, mais il y aura un effet de levier avec des fonds privés, d'au moins 1 pour 1.

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>>> FOCUS Sept secteurs clés

La Commission Innovation 2030 a identifié sept secteurs clés où la France peut créer des leaders mondiaux :

  • stockage de l'énergie ;
  • recyclage des matières ;
  • valorisation des richesses marines ;
  • protéines et chimie du végétal ;
  • médecine individualisée (thérapies ciblées et adaptées à chaque patient) ;
  • « silver économie » (vivre mieux, plus longtemps) ;
  • et enfin le Big Data.

>> Le rapport de la commission Lauvergeon est téléchargeable ici