Dépasser l'idéologie de la concurrence

Par Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au Plan  |   |  1994  mots
Il faut aller au delà du discours sur les "réformes structurelles". Et dépasser l'idéologie bruxelloise de la concurrence. La compétition est nécessaire, mais ne doit pas être excessive et déséquilibrée. Par Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au Plan

L'accord de mutualisation des réseaux mobiles qui vient d'être signé entre SFR et Bouygues Telecom, conforme à l'avis de l'Autorité de la Concurrence, peut surprendre.

 Non pas que les accords entre entreprises soient exceptionnels. Ils sont fréquents mais généralement dissimulés. Beaucoup d'entreprises, proclamant haut et fort les vertus du libre marché, tentent, lorsqu'elles le peuvent, d'adoucir les effets de la concurrence par des accords sur les prix ou les débouchés, appelés vulgairement ententes. Cela existe, plus ou moins, dans tous les pays et à toutes les époques. Mais c'est interdit et des organismes ont été mis en place pour sanctionner des pratiques restrictives, sources de rente et d'inefficacité. La France, déjà soumise à un contrôle souvent contesté de la Commission Européenne, s'est dotée d'une Autorité de la Concurrence aux pouvoirs étendus, accrus sous le dernier quinquennat, suite à un énième Rapport Attali. Un accord entre deux grandes entreprises, comme SFR et Bouygues, béni par le gendarme de la concurrence, est donc un événement.

 Le discours sur les "réformes structurelles" insiste sur la concurrence

L'événement détonne avec le discours néolibéral sur les « réformes structurelles » dont la nécessité est serinée par les organisations internationales. La formule ésotérique recouvre un ensemble de mesures visant à stimuler la concurrence, ouverture des professions, suppression de barrières externes ou internes, abolition de réglementations dites malthusiennes. Bref plus de marché et moins d'Etat. L'habillage théorique est la théorie de l'optimum sur un marché parfait, à la Léon Walras (oui, un Français) Pas de cartels, pas d'entente, pas de monopoles.

 L'accord SFR/Bouygues va dans le sens inverse: une hirondelle annonçant le printemps?

L'accord SFR/ Bouygues est donc le contraire d'une « réforme structurelle ». Si cet accord amorce une compréhension plus exacte et plus fine du fonctionnement des marchés, ce pourrait être une hirondelle annonçant le printemps. Bien sûr, le marché parfait et des acteurs purement rationnels n'existent que dans les livres. La réalité est plus complexe et diverse. L'économie n'est pas une science énonçant des principes valables en tout temps et en tout lieu. Il faudrait, plutôt que des savants, des jésuites, experts en casuistique aptes à prendre en compte des situations concrètes. Un examen approfondi et permanent, par secteur et segment de marché, est nécessaire pour parvenir à un compromis efficace entre concurrence, réglementation et coopération entre entreprises.

 Le compromis existant en France n'est pas satisfaisant

 Dans certains secteurs, la concurrence est faible ou nulle ; ce sont les fameuses professions fermées, dont le catalogue avait été fait il y a plus de cinquante ans dans le Rapport Rueff/ Armand : taxis, pharmaciens, notaires…Croire qu'on peut par un coup de baguette magique supprimer ces rentes sans compensation est un leurre, il n'y a que Jacques Attali pour y croire. Un jeune chauffeur de taxi parisien qui vient de payer sa plaque 230 000 euros en s'endettant, n'acceptera pas que cette valeur baisse brutalement. La disparition des rentes, surtout en temps de crise coûtera. Il faudra payer -même si n'est pas conforme à la doctrine et accepter des transitions. Commençons -car il faut commencer- par les professions où des compensations équilibrées sont négociables et les effets économiques mesurables (pharmaciens ?)

 La question de plusieurs réseaux 4G est posée

D'autres secteurs relèvent du « monopole naturel », chaque secteur ayant ses spécificités. Il serait absurde, au nom de la concurrence, de créer plusieurs réseaux ferrés ou électriques. La question mérite d'être posée pour la 4 G. Les dévots bruxellois de la concurrence ont cette tentation, en partie parce qu'il s'agit d'entreprises publiques. Le compromis imposé aux États est l'ouverture des réseaux d'origine à d'autres entreprises à un prix n'assurant pas la rentabilisation des anciens réseaux, au risque d'augmentation de prix supportées par les utilisateurs. Cette ouverture forcée dans le domaine de l'énergie a été jugée plus importante à Bruxelles que la sécurisation des approvisionnements de l'Europe.

Imposer des règles strictes aux monopoles

Comme tout monopole, qu'il soit public ou privé, a tendance à abuser de son pouvoir, des règles strictes doivent lui être imposées : transparence comptable, cahier des charges excluant toute subvention, autonomisation ou ventes de filiales ne correspondant pas au cœur de métiers, droits donnés aux organisations de consommateurs. D'autres secteurs, moins connus, sont proches du « monopole naturel » comme l'assurance- crédit à l'exportation, qui suppose un réseau d'information mondial sur les entreprises.

 Quand la concurrence est excessive ou déséquilibrée

Sur d'autres segments de marché, la concurrence est excessive ou déséquilibrée. La pression exercée par les « grandes surface » sur les fabricants de toute taille ne porte pas seulement sur les prix des produits mais sur d'autres éléments contractuels ou non, qui sont à la marge de la légalité. Les délais de paiement dépassent 60 jours dans 30% des cas contrairement à la réglementation (30 jours) et sont sensiblement plus élevés qu'en Allemagne, entraînant des difficultés de trésorerie et des surcoûts (les pénalités de retard étant rarement réclamées) pour des PME. L'arme brutale du déréférencement est également pratiquée. En dépit d'efforts récents (Loi de Modernisation de l'Économie) les pouvoirs publics ont de la peine à s'introduire dans les relations fournisseurs/clients, d'autant que leur préoccupation immédiate est de faire plaisir aux consommateurs- électeurs avec des prix les plus bas possibles.

 A l'export, pas de solidarité entre entreprises

Pour l'industrie exportatrice, la concurrence s'exerce sur les marchés extérieurs. Nos entreprises se concurrencent normalement sur ces marchés. Nos comportements, du fait d'un excès d'individualisme, ne sont pas conformes à l'intérêt du pays. Nos entreprises non seulement ne « chassent pas en meute » comme les allemandes mais elles préfèrent, lorsqu'elles ne sont pas retenues, qu'une entreprise non française gagne. En poste à l'étranger, j'ai entendu ce dialogue « M le Directeur, c'est un asiatique qui l'a emporté » « Eh bien Dupont, si c'est un jaune, nous n'y pouvions rien en-effet » Faire gagner un concurrent français si l'on n'est pas le mieux placé ne vient pas à l'esprit de nos entreprises.

 Sortir du dualisme binaire concurrence/entente

Nous devons sortir du dualisme binaire, au risque de déplaire aux journaux télévisés, à Arnaud Montebourg et Jean-Luc Mélenchon. Le choix n'est pas entre le bien-la concurrence- et le mal-l'entente- mais dans une combinaison, complexe, variable et évolutive.

La concurrence entre les entreprises n'exclut nullement leur coopération. C'est un équilibre délicat qui doit être recherché. Les entreprises françaises doivent apprendre à coopérer dans la transparence tout en étant concurrentes, dans un cadre défini par les pouvoirs publics. La France est un des pays où les relations entre grandes et petites entreprises sont les plus mauvaises. Les plaintes des sous-traitants qui supportent une grande part des chocs conjoncturels, remise en cause des marchés et des prix, sont particulièrement vives. Elles sont aussi critiques à l'égard des grands groupes que de l'État.

 Les performances dépendent de la qualité des relations interentreprises

Certes des progrès sont en cours. Les pôles de compétitivité sont un exemple ; leur nombre excessif (71) et la variété de leur taille rendent difficile une appréciation d'ensemble. La politique des filières pourrait en être un autre. Mais ces dispositifs peuvent n'être que de simples guichets de distribution d'aides publiques accaparés par les plus gros. Certaines filières fonctionnent directement à l'initiative des entreprises et sont des succès, comme la filière aéronautique. En revanche, la filière automobile, pour autant qu'elle existe, fonctionne mal. On peut établir un lien entre la qualité des relations interentreprises et les performances de la filière.

C'est en amont que la coopération s'impose le plus, notamment dans la recherche

C'est évidemment dans les activités d'amont que la coopération s'impose le plus. Les entreprises coopèrent de plus en plus avec les grands établissements de recherche et les pôles de recherche universitaire, à travers notamment des groupements aux formes juridiques variées. S'agissant de la valorisation de la recherche, la frontière entre coopération et concurrence peut être difficile à tracer. Le volume des financements à rassembler est un critère de délimitation. Ainsi, dix grands laboratoires rivaux, dont Sanofi viennent de s'associer pour développer des traitements nouveaux contre le diabète et la maladie d'Alzheimer, Ils s'engagent à ne pas développer leurs propres médicaments. C'est le financeur (230 millions de dollars) l'institut américain de la santé qui a imposé l'accord.

Dans le domaine de la formation, certains syndicats professionnels, comme l'UIMM sont en avance. Mais il y a place pour une beaucoup plus grande coopération, notamment à l'échelle territoriale en liaison avec les régions.

Le succès de l'open source, combattu à l'origine par les grands groupes, où les acteurs français sont présents, est un autre exemple de coopération bénéfique.

 Clarifier les missions: de l'Etat, des collectivités locales, des entreprises

Beaucoup reste à faire, ce qui implique une démarche excluant une approche exclusivement globale et s'inscrivant dans la durée. La première étape est une clarification des missions des différents acteurs.

L'Etat doit en faire moins, mieux et plus. Moins, il doit supprimer un certain nombre d'entraves qui réduisent l'efficacité des marchés, en particulier dans le domaine de du droit du travail (qu'il faut dépénaliser) et de la construction. Mieux en utilisant plus les TIC, en réduisant les délais, en améliorant la transparence (marchés publics) en déconcentrant ou décentralisant selon les cas. Plus, en mettant en œuvre des réformes trop longtemps différées tout en oubliant la formule de « réformes structurelles » « étroite et idéologique.

Il doit ouvrir sans précipitation ni naïveté les professions fermées, améliorer sa connaissance des différents marchés, en utilisant mieux l'Autorité de la Concurrence et les autorités techniques de régulation, fermer des « guichets » de subventions publiques inefficaces, inciter les entreprises à coopérer à l'exportation et dans des domaines comme la formation, la recherche, la valorisation des territoires, tout en luttant contre les abus et les pratiques discriminatoires.

Pas de "meccano industriel" à la Edith Cresson

Cette meilleure connaissance des marchés ne doit pas être un prétexte pour faire du « meccano industriel » à la Edith Cresson. Qu'il se contente d'administrer les entreprises où il est présent avec une vision de long terme.

Les collectivités locales doivent cesser, leurs pratiques malthusiennes concernant l'ouverture de grandes surfaces, inspirées par des préoccupations intéressées de cout terme et donner la priorité au développement de réseaux et d'outils en vue d'une plus grande cohérence économique et sociale à l'échelle territoriale.

 Faire évoluer les mentalités, mettre en place les bonnes incitations

Les entreprises sont faites pour produire et vendre des produits et services et rentables mais elles doivent tenir plus compte du contexte dans lequel elles s'insèrent, le territoire, la nation et…les concurrents. Elles ne peuvent prétendre tout faire et toutes seules. Il s'agit plus d'une évolution des mentalités et d'incitations que de règles formelles nouvelles.

Une telle démarche n'est ni simple ni spectaculaire mais elle est adaptée à une réalité complexe. Peut-on dans une démocratie élaborer un programme « vendable » sur de telles bases ? Ce n'est pas évident. Il relève du génie des hommes politiques, après avoir pris le temps d'analyser la complexité, de découper le souhaitable en tranches comestibles pour l'électeur, mêlant le sucré et le salé.

 

Pierre-Yves Cossé

Février 2014