Crimée : quelle responsabilité occidentale ?

Par Marc Meillassoux  |   |  1863  mots
Si la démarche belliqueuse de Vladimir Poutine en Ukraine est unanimement dénoncée par le camp occidental, les arguments, les intérêts et les craintes des Russes doivent être entendus. La responsabilité des pays de l’Otan dans l’escalade du conflit doit également être questionnée. Par Marc Meillassoux, correspondant à Berlin, envoyé spécial à Simferopol

95% de voix en faveur d'un rattachement de la Crimée à la Russie. Un plébiscite donc. Ou un vote digne de l'époque soviétique non-conforme au droit international, c'est selon. A l'annonce des résultats des urnes, aucun incident n'était à déplorer dans Simferopol, la capitale de la Crimée. Plus haut, à l'Est de l'Ukraine, la situation reste tendue. Les événements tragiques survenus ces derniers jours dans les villes de Kharkiv et Donetsk, laissent place à tous les scénarios. L'annexion d'autres régions de l'Est, majoritairement russes ou russophones, par la Russie en est une. Une trêve a été décrétée entre la Russie et l'Ukraine jusqu'au 21 mars.

Le parlement russe, la Douma, travaille actuellement à un texte permettant le rattachement des populations frontalières « manifestant la volonté et le vœu de rejoindre la Russie ». La partition de l'Ukraine qui se dessinerait alors serait vécue par la majorité des Ukrainiens, pro-Maïdan, comme pro-Russes comme une tragédie nationale.

 Moscou s'accroche à sa position

Alors que les dirigeants européens et américains ont refusé en cœur de reconnaître la légitimité et la légalité du référendum de dimanche, Moscou s'accroche à sa position. Après avoir bloqué samedi 15 mars la résolution soumise au Conseil de sécurité de l'ONU récusant la validité du référendum, la Russie revendique donc la Crimée comme nouveau territoire russe. Accusé de violer le droit international, Vladimir Poutine retourne inlassablement la base légale des accusations à ses détracteurs, dénonçant le gouvernement « putschiste » ukrainien, auquel il ne reconnaît lui-même aucune légitimité légale.

Alors qu'Obama invoque une « violation de la constitution ukrainienne », certains constatent pourtant une rupture dans la continuité constitutionnelle lors de la prise du pouvoir de l'opposition. « À partir du 22 février, nous avons assisté au remplacement du Président ukrainien régulièrement élu par un pouvoir de fait, et la dissolution de la Cour Constitutionnelle ukrainienne. Or, seule cette Cour avait le pouvoir de constater la déchéance éventuelle du Président et de proposer une solution intérimaire.

Ceci n'a pas été fait, et il y a donc une interruption de la continuité constitutionnelle » écrit Jacques Sapir, directeur d'étude à l'EHESS et spécialiste de la Russie. Selon lui, soit on est face à une révolution, une rupture constitutionnelle donc, et alors chaque partie a voix au chapitre - et la Crimée à l'autodétermination -, soit on reste dans le cadre constitutionnel et le gouvernement provisoire est illégitime, ayant outrepassé le droit constitutionnel ukrainien et n'étant pas issu du verdict des urnes.

La question du droit international et le précédent du Kosovo

Sur la Crimée, Poutine a donc beau jeu de citer de l'article 1er de la Charte de l'Onu, qui affirme le principe de l'égalité et du droit à l'autodétermination des peuples, et de renvoyer l'Europe et les Etats-Unis au précédent du Kosovo. C'est également ce que rappelle Gregor Gysi, président de die Linke et figure de la réunification allemande. « Aujourd'hui, les chancelleries européennes ne reconnaissent pas le droit à une région de s'affranchir de la tutelle d'un Etat, même par référendum. Pourtant ce sont les mêmes qui ont reconnu le droit à l'autodétermination du Kosovo. (…)» pointe Gysi, ironisant ensuite sur les accusations de « violations du droit international » de l'administration américaine, en dépit des précédents irakiens et afghans.

Kissinger fustige la "diabolisation" de Poutine

En Europe, les dirigeants politiques semblent dépassés et condamnés à poursuivre leurs condamnations contre Poutine, sans grand succès jusqu'ici. La semaine dernière, l'ancien secrétaire d'Etat américain, Henri Kissinger, qu'on ne saurait taxer de pro-Poutine, avait lui-même fustigé la « diabolisation » de Vladimir Poutine par les politiques européens, témoin selon lui de l'absence de stratégie et de l'impuissance des Européens. L'ancien Chancelier allemand Gerhard Schröder - aujourd'hui président du conseil de surveillance du pipeline germano-russe Nordstream - dénonce également la responsabilité des Européens dans le dossier ukrainien. « L'Union européenne a posé à l'Ukraine la question en ces termes : soit l'Union Européenne, soit l'Union douanière avec la Russie. Cela ne pouvait que mal se passer, justement parce que le pays est scindé en deux sur la question » a regretté l'ancien Chancelier le 3 mars dernier à Paris.

Berlin garde le contact

Alors que l'ensemble des pays européens et la communauté internationale, la France en tête condamne quotidiennement les penchants dictatoriaux de Vladimir Poutine, seul Berlin - qui tisse depuis dix ans une relation privilégiée avec son premier fournisseur de gaz - tente de garder coûte que coûte le contact avec le Kremlin. Une Realpolitik qui tranche avec la position véhémente du Quai d'Orsay. Comme le confiait jeudi à la Tribune le tumultueux Oleg Lyashko, candidat pro-UE à la prochaine élection présidentielle en Ukraine, « la France fait entendre sa voix, nous lui en sommes reconnaissant. Mais Poutine n'a que faire des mots, la seule chose qu'il comprend, c'est l'action ». Et en termes d'action, les Européens sont bien dépourvus, le pistolet gazier russe étant pointé sur leur tempe. Les sanctions promises contre la Russie ont en effet accouché d'une souris : des restrictions de visas et le gel des avoirs européens de quelques responsables politiques. On est loin d'un embargo ou de restrictions des importations du gaz en provenance de Russie.

Le parlement de Crimée, photo Pascal Dumont

 

Derrière la bataille politique, la question centrale du gaz eurasiatique

Car derrière la crise diplomatique et le soulèvement démocratique d'une partie du peuple ukrainien, c'est bien la question gazière, la position stratégique de l'Ukraine et l'interdépendance des économies ukrainiennes et russes qui sont au cœur des préoccupations russes. La Crimée, région de deux millions d'habitants avec un PIB par tête inférieur à 3000 $/an, n'est pas une fin en soi pour la Russie. Les riches régions de l'Est, où se concentrent l'industrie et les forces exportatrices du pays, tournés vers la Russie, le sont bien d'avantage. Ce qui est aussi en jeu, c'est évidemment la base navale russe de Sébastopol contrôlant la mer Noire, fenêtre sur quatre pays de transit gazier (Roumanie, Bulgarie, Turquie et Géorgie) et sur les pipelines Blue Stream, qui relie la côte russe à la Turquie, et le gazoduc South Stream qui permettra une jonction directe vers la Bulgarie dès l'an prochain.

L'Ukraine, la cible des géants américains

L'Ukraine est la plaque tournante du gaz eurasiatique avec trois pipelines majeurs qui traversent le pays. Un tube de Jamal-Europe descend par l'Ouest du pays pour approvisionner la Slovaquie, fenêtre sur l'Europe. Brotherhood, qui traverse l'Ukraine de part en part, fait transiter 80% du gaz russe vers l'Europe et Soyouz achemine le gaz naturel en provenance du Kazakhstan. L'Ukraine, pré-carré historique de la zone d'influence de Moscou, via Gazprom, est depuis ces dernières années devenue la cible des géants américains Chevron et Exxon, qui s'intéressent aux vastes réserves de gaz de schistes ukrainiens. Kiev se retrouvent ainsi à l'épicentre du duel à distance que se livrent Moscou et Washington dans la région des corridors énergétiques eurasiatiques.

« La Russie redoute que dans l'ombre de l'Union Européenne se cache l'Otan, dont elle perçoit la progression à l'Est comme une menace majeure. Au regard de la mémoire historique des dernières guerres terribles sur sa frontière occidentale, c'est une peur compréhensible » note enfin Jeffrey Sachs, économiste de renom de l'Université de Columbia, dans Foreign Affairs, le 4 mars dernier. On le sait, le projet américain de bouclier anti-missile est également un motif de méfiance de la Russie et l'entrée de l'Ukraine dans la sphère d'influence de l'Otan est considérée par le Kremlin comme une menace directe à sa sécurité intérieure - comme ce fut le cas dans l'épisode géorgien de 2009 -.

De là serait née, d'après l'économiste américain, la volonté des Russes de créer une Union Economique Eurasiatique incluant l'Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan, Kyrgyzstan, and l'Arménie. Un projet défensif davantage qu'une volonté de recréer un empire post-soviétique.

Les Etats-Unis dans les coulisses du dossier ukrainien

Et le jeu en sous-main des Etats-Unis ces dernières années en Ukraine ne calme pas les angoisses des Russes. A cet égard, la conversation téléphonique du 6 février qui a fuité sur internet entre la secrétaire d'Etat américaine adjointe Victoria Nuland et l'ambassadeur des Etats-Unis en Ukraine Geoffrey Pyatt en dit long sur le travail en coulisse mené par les Etats-Unis sur le dossier Ukrainien On entend Victoria Nuland faire une revue des potentiels futurs dirigeants du gouvernement provisoire et d'avancer « Yats » (Arseni Yatseniouk, actuel premier ministre) comme le plus apte en raison de ses « compétences économiques et de gouvernance » avant d'évoquer un arrangement avec deux figures des Nations-Unies, Robert Serry et Ban Ki-Moon, pour pousser sa candidature. Que cela ait été décisif dans la nomination du nouveau premier ministre, rien ne permet de l'affirmer. Cela montre toutefois que les Etats-Unis sont bels et bien actifs dans les coulisses du dossier ukrainien.

La sortie de l'Ukraine du giron de Moscou, avec ou sans la Russie?

Le soutien des Américains aux opposants Ukrainiens n'est d'ailleurs pas un secret. Nafeez Ahmed, directeur de l'Institute for Policy Research and Development de Brighton rappelait dans le quotidien britannique the Gardian du 6 mars qu'à l'époque de la « Révolution Orange » en 2004, l'administration Bush avait dépensé quelques 65 millions de dollars pour dispenser des « exercices de démocratie » (« democracy trainings ») aux partisans de Victor Iouchtchenko. En décembre dernier, la même secrétaire d'Etat américaine adjointe, Victoria Nuland, annonçait lors d'une conférence au National Press Club de Washington, que les Etats-Unis avaient déboursé « plus de cinq milliards » pour « promouvoir une Ukraine prospère, sure et démocratique » avant de féliciter le mouvement Euromaidan.

Les Etats-Unis n'enfreignent, ce faisant aucune règle internationale et il serait naïf de croire que les Russes attendent les bras croisés de leur côté. Toutefois, le rôle actif des Etats-Unis est rarement mentionné et éclaire les inquiétudes - certains diront la paranoïa - des Russes. Si tout a été dit, sur les méthodes « d'un autre temps » du président russe et les menaces qu'il fait peser sur l'équilibre de l'échiquier mondial, il s'agit donc néanmoins de garder à l'esprit le lien historique et les intérêts fondamentaux de la Russie avec l'Ukraine. Si cette dernière devait sortir du giron de Moscou, cela devrait se faire « avec et non contre la Russie » pour reprendre Gerhard Schröder. En fournissant des gages en termes de sécurité et de coopération à la Russie, qui se sent menacée, à tort ou à raison.