Doit-on vraiment créer une fiscalité propre au numérique ?

Par Grégoire de Vogüé et Jean-Charles Reny  |   |  676  mots
Jean-Charles Reny.et Grégoire de Vogüé.
Vouloir créer une fiscalité propre au numérique semble être un leurre. Par Grégoire de Vogüé et Jean-Charles Reny, avocat associé et avocat, Taj, membre de Deloitte Touche Tohmatsu Limited

Depuis quelques années, un certain nombre d'Etats, dont la France, font le constat que leurs outils fiscaux sont dépassés pour appréhender la création de valeur des multinationales du numérique (en particulier les« GAFA »). Ces outils reposent en effet sur des concepts de territorialité anciens, qui n'imposent une entreprise étrangère qu'en présence d'un établissement stable sur le territoire, c'est à dire d'une « base fixe d'affaire ».

Les réflexions engagées par la France sur la fiscalité du numérique ne débouchent toutefois pour l'instant sur rien de concret. Sans revenir sur les débats qui ont agité la France depuis 2010, citons le projet de « taxe Google », du Sénateur Marini, les propositions de taxe « au clic », de taxe sur l'achat de services de commerce électronique, de taxe sur la bande passante, ou encore de taxe sur les appareils connectés, démontrant l'inventivité française en la matière.

Une frénésie de propositions fiscales... très difficiles à mettre en place

Plus récemment, en janvier 2013, le rapport Colin et Collin a, proposé de créer une nouvelle assiette d'imposition, assise sur la collecte et l'exploitation par les entreprises du numérique des données des utilisateurs du net, issues du travail « gratuit » fournis par ces derniers.

Malgré cette frénésie fiscale, une fiscalité purement domestique ciblée sur le secteur du numérique semble difficile voire impossible à mettre en place aujourd'hui. Elle se heurte en effet à des obstacles juridiques, la France ne peut réviser seule des concepts fiscaux internationaux tels que l'établissement stable;ou tout simplement pratiques, difficulté de mise en œuvre et de suivi pour des entreprise non résidentes en France, difficulté de choix et de mesure des indicateurs de création de valeur, etc..

Le secteur du numérique n'est plus si différent des autres

Le constat n'est guère différent à l'international. Le 16 septembre dernier, l'OCDE a remis plusieurs rapports, dans le cadre de ses travaux sur la lutte contre l'érosion des bases d'imposition et les transferts de bénéfices ( « BEPS », lancé en 2013). Le rapport dédié à la fiscalité du numérique propose certes des mesures spécifiques au secteur, notamment la création d'un établissement stable numérique, aux contours encore très flous ; mais L'OCDE reconnaît surtout ne pas être en mesure de conclure sur ces sujets, et renvoie ses conclusions finales à décembre 2015.

Cette difficulté à appréhender une fiscalité propre au secteur du numérique n'est en réalité pas étonnante.

Outre les positions divergentes entre Etats sur le sujet, les points saillants de l'économie du numérique que sont la digitalisation, l'éclatement des chaînes de valeur, la grande mobilité des fonctions et des activités, et d'une façon générale les frontières de plus en plus poreuses entre l'entreprise et son écosystème, concernent en réalité toute l'économie. Ainsi, comme le souligne l'OCDE, l'économie numérique devient « the economy itself ».

Dès lors, au-delà d'une éventuelle taxe sectorielle dont la portée serait probablement limitée, les solutions à trouver ne doivent-elles pas concerner l'économie dans son ensemble ? L'OCDE prend d'ailleurs cette direction, puisque les mesures phares annoncées le 16 septembre dernier sont des mesures non-sectorielles, comme l'obligation de « reporting » de données fiscales pays par pays (profits, impôts, employés, etc.), auxquelles toutes les administrations fiscales pourront avoir accès.

Le modèle de la fiscalité de demain est donc encore à inventer, et ne peut se cantonner au seul secteur du numérique. Le projet de directive européenne sur la base consolidée d'imposition (Accis) a ouvert à cet égard une première voie, qui appelle à la poursuite de la réflexion pour voir émerger des règles fiscales du XXIème siècle reflétant mieux la réalité,parfois complexe,des opérations au sein des groupes multinationaux.
Grégoire de Vogüé
Avocat Associé
Taj, membre de Deloitte Touche Tohmatsu Limited Jean-Charles Reny
Avocat
Taj, membre de Deloitte Touche Tohmatsu Limited