Aux sources de l'ordolibéralisme allemand

Par Michel Santi  |   |  947  mots
Les traumatismes de l'hyperinflation ne suffisent pas, à eux seuls, à expliquer l'attitude intraitable des allemands comme les expéditions punitives contre des pays comme la Grèce dans le cadre de la longue crise européenne. Il faut remonter aux sources de l'ordolibéralisme. Par Michel Santi, économiste

Hans Tietmeyer nous a quitté le 27 décembre dernier. Président de la Bundesbank lors de l'introduction de l'euro, il vantait -avec raison- l'indépendance de sa banque centrale qui faisait toute la solidité de la politique monétaire allemande. A l'occasion d'un discours au F.M.I. en juin 1990, il invoquait des raisons historiques pour expliquer l'hyper sensibilité allemande à l'inflation. La stabilité monétaire est effectivement cruciale aux yeux d'un peuple ayant dû subir deux épisodes d'hyperinflation durant la première moitié du XXème siècle, et qui exigerait logiquement de la part de la Banque Centrale Européenne -qui remplacerait la Bundesbank- la même détermination sur le front de la lutte pour la stabilité des prix. A cet égard, le Traité de Maastricht serait d'une part à même de garantir que la nouvelle monnaie unique bénéficierait des mêmes exigences qualitatives que le deutschemark, tout en permettant d'autre part de filtrer les nouveaux adhérents en fonction de leurs dettes et déficits.

Discipline budgétaire non négociable

Pour les allemands, l'euro devait impérativement être une monnaie caractérisée par une inflation et par des déficits inexistants, émis par une BCE qui n'aurait qu'un seul et unique mandat, à savoir la stabilité des prix. Contrairement à la Réserve fédérale américaine qui, en vertu du fameux «dual mandate» se doit en outre de promouvoir la croissance et l'emploi aux Etats-Unis. Cette discipline fiscale et budgétaire non négociable des nations membres de l'euro devait par la suite, comme on ne le sait que trop bien, largement attiser l'incendie européen ayant fait suite à la crise des subprimes.

Pour autant, les traumatismes de l'hyperinflation ne suffiraient, à eux seuls, à expliquer l'attitude intraitable des allemands comme les expéditions punitives contre des pays comme la Grèce dans le cadre de la longue crise européenne. Il serait en effet hautement instructif de s'intéresser à la période ayant immédiatement succédé à la Seconde guerre mondiale qui a vu l'émergence de la doctrine «ordrolibérale» caractérisant si bien la politique et le comportement allemands de ces dernières années. Notons d'abord que le keynésianisme n'a jamais vraiment eu prise en Allemagne, hormis deux courts interludes que furent la Grande Coalition entre 1966 et 1969 et le gouvernement Willy Brandt entre 1969 et 1974.

 Constitutionnaliser l'économie

Vu d'Allemagne, le miracle économique de l'après-guerre, le « Wirtschaftswunder », est redevable à cet ordrolibéralisme développé par des économistes ouest allemands comme Walter Eucken, Franz Böhm, Leonhard Miksch et Hans Großmann-Doerth. Doctrine qui vit le jour après la fin de la guerre en réaction à l'interventionnisme nazi et qui rejetait l'ingérence et la planification de l'Etat dans l'économie. A l'instar de leurs cousins autrichiens de l'école économique libertarienne, les ordrolibéraux allemands récusaient en bloc à la fois la tyrannie national-socialiste de planification économique en même temps que les expérimentations hasardeuses de l'ère Weimar. A cet effet, les ordolibéralistes optèrent pour carrément constitutionnaliser l'économie afin que toute dérogation aux principes et que toute tentative hétérodoxe soient corrigées par devant les tribunaux.

Pour les Allemands, l'économie était donc quasiment devenu une émanation de la philosophie, voire de la théologie! En effet, tandis que le néolibéralisme britannique rejette toute intrusion de la morale et des sciences sociales dans le jeu économique, l'ordolibéralisme allemand -qui considère que la loi, que la norme sociale et que la science économique sont consubstantielles- ne fait aucun compromis dans l'imposition de règles économiques strictes et non discutables. Dans cette optique, l'État doit non seulement protéger vis-à-vis des entreprises prédatrices, mais il se doit également de protéger les citoyens contre eux-mêmes!

L'hégémonie allemande consacrée

Voilà qui éclaire sous un nouveau jour l'attitude allemande face à la Grèce. Voilà également pourquoi les allemands n'ont de cesse d'exiger de la part de la France (par exemple) ces fameuses réformes structurelles ainsi que le respect des critères -sacrés pour eux- de Maastricht. De leur point de vue, la violation de ces règles sape les fondements même de l'euro qui se retrouve ainsi compromis par la légèreté de certains membres qui mettraient en danger l'ensemble d'un système qui ne peut tenir -selon leur logique- que grâce à des lois respectées par tous.

Pourtant, l'austérité imposée par l'Allemagne aux pays sinistrés dans le cadre de la crise européenne a d'abord et surtout servi ses propres intérêts. Si la débâcle économique et financière du continent a consacré l'hégémonie allemande, ce pays ne s'est pas montré à la hauteur de ses nouvelles responsabilités et ne fait toujours que défendre ses intérêts matériels nationaux. L'Allemagne égoïste d'après 2008 ne tient vraiment pas la comparaison avec les Etats-Unis de l'après seconde guerre mondiale qui avaient, eux, généreusement mis en place le Plan Marchall ayant sauvé l'Europe de l'Ouest.

*Michel Santi est macro économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est conseiller en investissements sur le marché de l'art et Directeur Général d'Art Trading & Finance. Il est également l'auteur de : "Splendeurs et misères du libéralisme", "Capitalism without conscience", "L'Europe, chroniques d'un fiasco économique et politique" et de "Misère et opulence".

Dernière parution chez « Lignes de repères » : « Plus de Capital au XXI è siècle », préfacé par Philippe Bilger.

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