Brexit : ce référendum qui mène la société britannique dans l'impasse

Par Harold James  |   |  1325  mots
Le référendum du 23 juin est, dans son principe, une erreur: il va créer un antagonisme profond dans la sphère politique et diviser durablement la société. Par Harold James, professeur, Princeton

La démocratie est partout confrontée à de sérieux défis. Les États-Unis vivent la campagne des élections primaires la plus étrange de mémoire d'homme, avec des outsiders populistes qui menacent de l'emporter sur les candidats des partis. Le Brésil est paralysé par une crise constitutionnelle. Les Européens attribuent leur malaise à un déficit démocratique au sein de l'Union européenne. Et au Royaume-Uni, la vision d'une souveraineté nationale retrouvée alimente la campagne en faveur d'une sortie de l'UE.

Mais les tentatives faites pour restaurer le « pouvoir du peuple » peuvent facilement dresser les citoyens les uns contre les autres. Le référendum, qui doit se tenir le 23 juin prochain, sur le maintien ou non du Royaume-Uni au sein de l'UE en est un parfait exemple.

Une plus grande intégration dans la Grande-Bretagne dans l'UE?

Les théoriciens traditionnels de la démocratie représentative ne croient pas en la démocratie directe. Les référendums, en particulier, comportent des risques sérieux. En ramenant une question complexe à un choix binaire, ceux-ci prennent une dimension existentielle et peuvent être à l'origine de profondes divisions à long terme. C'est précisément ce qui est en train de se produire au Royaume-Uni aujourd'hui.

Mais rien ne permet d'échapper à la complexité de la question en jeu ; elle réapparait sous la forme des incertitudes liées aux conséquences d'un scrutin. Rester au sein de l'UE impliquera sans doute pour le Royaume-Uni d'avoir un statut de semi-membre, éventuellement assorti de nouvelles exemptions et clauses dérogatoires aux règles communes - l'option qui a la préférence du Premier ministre David Cameron. Ce choix signifiera également que le pays sera dans l'obligation de résoudre collectivement un large éventail de questions en matière de sécurité, de réfugiés et économiques que - comme le soulignent les partisans du maintien dans l'UE - le Royaume-Uni ne peut résoudre seul. Ce choix implique aussi à l'évidence une plus grande intégration.

Le référendum ne résoudra rien

Les conséquences d'une sortie de l'Union (le Brexit) sont encore plus sombres. Que se passera-t-il si le Royaume-Uni entame le processus de retrait sur deux ans prévu par le Traité de Lisbonne ? Pourra-t-il continuer à fonctionner dans le cadre de l'Espace économique européen (ladite « solution norvégienne ») ? Ou doit-il chercher à conclure un ensemble d'accords bilatéraux (la « solution suisse ») ? Et quid de la proposition de Michael Gove, le ministre de la Justice du gouvernement Cameron, d'établir une zone de libre échange avec la Bosnie, l'Ukraine et l'Albanie (le « modèle albanais ») ? Le Royaume-Uni doit-il entamer des négociations en tant que partenaire distinct sur le Traité de libre-échange transatlantique? Peut-il raisonnablement miser sur des progrès mondiaux rapides dans le démantèlement des obstacles tarifaires ?

Le référendum du 23 juin ne résoudra donc rien. Et le problème ne disparaîtra pas pour autant. Quelle que soit l'issue du scrutin, négocier les modalités de la relation du Royaume-Uni avec l'Europe prendra des années ; et atténuer la polarisation issue du référendum prendra plus de temps encore.

Le principe même de la démocratie britannique remis en cause

Pour certains pays, comme la Suisse, qui pratiquent une véritable démocratie directe, les référendums n'engendrent en général pas de profondes polarisations de la société. Parce qu'ils sont organisés régulièrement, les coalitions qui l'emportent changent d'une fois sur l'autre et d'une question à l'autre, avec pour conséquence qu'aucun scrutin particulier ne provoque de profonds clivages au sein de l'électorat.

Mais dans des démocraties représentatives comme le Royaume-Uni (et pratiquement toutes les démocraties actuelles), les citoyens élisent des dirigeants pour qu'ils évaluent les situations les plus complexes et procèdent à des arbitrages. Lorsqu'une décision est jugée tellement cruciale qu'elle ne peut pas être laissée au seul discernement des représentants élus, le principe qui sous-tend l'ensemble de l'ordre politique est remis en cause. Cette décision tend également à prendre une dimension historique, avec une vive opposition entre chacune des parties. En fait, la profonde opposition causée par le référendum sur le Brexit rappelle des épisodes antérieurs qui ont amené une reconfiguration du système politique britannique.

Au Royaume-Uni, l'exemple le plus récent est la crise du canal de Suez de 1956, qui a donné lieu à un débat sur le rôle de la Grande-Bretagne dans le monde d'après-guerre et l'ampleur de sa dépendance envers le bon vouloir des États-Unis. Au XIXe siècle, une vive polémique sur la liberté du commerce des grains aboutit à l'abolition des lois sur les céréales par le Premier ministre britannique Robert Peel. Cinquante ans plus tard, la France était déchirée en deux par le procès pour trahison du capitaine de l'armée Alfred Dreyfus.

Chaque camp diabolise l'autre

Lors de chacun de ces débats politiques décisifs, chaque camp a diabolisé l'autre, affirmant que l'adversaire était motivé par la malveillance ou l'ignorance. Il en va de même en Grande-Bretagne aujourd'hui.

Les Britanniques favorables au maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne sont vilipendés comme les esclaves d'une bureaucratie technocratique irresponsable, comme des traîtres à leur pays qui ne peuvent gagner qu'en lançant le « Projet de la peur ». De leur côté, les partisans du maintien dans l'UE qualifient leurs adversaires d'obscurantistes, peu instruits, de paroissiens ignorants, motivés uniquement par la colère et la peur. En d'autres termes, chacun des camps accuse l'autre d'être incapable de tempérer ses émotions par une réflexion rationnelle.

Le fait est que chacune des questions liées à l'appartenance à l'UE, aujourd'hui source de peur et de colère pour les Britanniques, pourrait être traitée au cas par cas. En réponse aux préoccupations concernant le fait que les immigrés puissent exercer des pressions sur les transports, les logements et le système éducatif, l'on pourrait plaider pour de meilleures écoles, plus de permis de construire et de nouveaux investissements dans les infrastructures. Dans tous ces domaines, les représentants élus sont bien placés pour procéder aux arbitrages nécessaires.

 Une moindre capacité à répondre aux défis actuels

En ayant recours aux mécanismes de la démocratie directe, le Royaume-Uni a affaibli sa capacité à bien répondre aux défis actuels. Cette situation de tout ou rien incite de plus en plus les citoyens britanniques à percevoir la politique sous un angle considéré comme inévitable par le philosophe et juriste allemand Carl Schmitt (et membre du parti nazi) : la distinction entre ami et ennemi - entre ceux pour lesquels l'on est en définitive prêt à mourir et ceux que l'on est en définitive prêt à tuer.

De tels clivages ne peuvent être comblés qu'avec le temps. Ils peuvent persister au-delà des circonstances qui les ont engendrés, parfois sur plusieurs générations avant de disparaître. Par exemple, l'Europe méditerranéenne a toujours en mémoire les polémiques sur le pouvoir de l'Église catholique, et le Sud des États-Unis continue à porter les stigmates de l'esclavage et de la Guerre civile. Ces clivages se traduisent par des tensions sociales, des blocages politiques et une incapacité à réformer ou moderniser la société.

En organisant un référendum, le gouvernement britannique a engendré un antagonisme profond et fondamental dans sa sphère politique. Le Royaume-Uni court aujourd'hui le risque de devenir une société divisée, de manière irréconciliable, et de plus en plus dans l'impasse.

Traduit de l'anglais par Julia Gallin

Harold James est professeur d'histoire et des relations internationales à l'université de Princeton et membre (senior fellow) du Centre for International Governance Innovation (CIGI).

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