En pleine épidémie, les prospectives ont le vent en poupe chez les dirigeants

Par Marc Endeweld  |   |  1220  mots
Le président Emmanuel Macron, lui-même, n'a-t-il pas reconnu qu'il était venu le temps de poser enfin les jalons d'une nouvelle indépendance économique de la France ? (Crédits : Reuters)
CHRONIQUE. Comment le monde va-t-il sortir de la crise de la pandémie du Coronavirus? Divers scénarios sont d'ores et déjà avancés pour imaginer quel monde adviendra de cette situation inédite qui combine les effets d'une crise sanitaire et ceux d'une crise économique. Avec des perspectives très différentes.

C'est un principe de base que l'on apprend aux étudiants en première année  : l'économie repose sur la confiance, et notamment en l'avenir. Alors que la planète entière est aujourd'hui comme suspendue, avec plus de 3 milliards d'humains confinés, les dirigeants économiques comme politiques, plutôt que de s'en rapporter aux astrologues ou autres marabouts, raffolent d'études de prospective. Dans ces rapports qui se multiplient ces derniers jours, chacun y va de ses hypothèses. « La crise du coronavirus sonne-t-elle la fin du capitalisme néo-libéral ? », se demande ainsi Natixis dans une note confidentielle datant du 30 mars 2020. Cette question, posée par de très sérieux économistes de cet établissement bancaire, pourrait apparaître provocatrice en temps de « paix », mais elle repose aujourd'hui sur des constats sérieux qu'on aurait tort de balayer d'un revers de la main.

D'abord, expliquent-ils, « la crise du coronavirus va très probablement provoquer le retour à des chaînes de valeur régionales, au lieu de chaînes de valeur mondiales ». Et de prédire la « déglobalisation des économies réelles ». Prenant des airs gaulliens, le président Emmanuel Macron, lui-même, n'a-t-il pas reconnu qu'il était venu le temps de poser enfin les jalons d'une nouvelle indépendance économique de la France ? À l'appui de leur thèse, les économistes de Natixis constatent « déjà aujourd'hui des signes de cette déglobalisation réelle : le fort recul des investissements directs vers la Chine et leur stagnation vers les autres émergents ». Et de pointer « la fragilité des chaînes de valeur mondiales : quand la production s'arrête dans un pays, toute la chaîne est arrêtée ». Seul remède ? La régionalisation des « chaînes de valeur » et la « diversification des risques ».

Un véritable New Deal à la Roosevelt

Ensuite, les économistes de Natixis envisagent un véritable New Deal à la Roosevelt, évoquant « une hausse durable des dépenses publiques de santé, d'indemnisation du chômage, de soutien des entreprises, donc la fin de l'austérité budgétaire là où elle était installée (Europe) et de la concurrence fiscale ». Conséquence : « Il ne sera plus possible de baisser de manière agressive les impôts ». Autre point soulevé par cette note de Natixis : la revalorisation d'une approche stratégique de l'économie est attendue, avec un Etat intervenant « pour définir et développer les industries stratégiques (pharmacie, aussi Nouvelles Technologies, énergies renouvelables...) ». Ajoutant : « Une situation de dépendance comme celle qui existe pour les médicaments vis-à-vis de la Chine ou de l'Inde ne va plus être acceptée ».

Enfin, dernier élément de cette analyse dévoyant manifestement tous les dogmes de l'orthodoxie économique, l'éventualité de « la compréhension (même aux Etats-Unis) de ce que toute la population doit bénéficier d'une protection sociale convenable ». Ce que Natixis annonce, c'est bel et bien le retour d'un Etat-providence, pleinement investi dans l'action stratégique, et permettant une accélération de la transition écologique. Conclusion : « Tout ceci signifie bien la fin du "capitalisme néo-libéral" qui avait choisi la globalisation, la réduction du rôle de l'Etat et de la pression fiscale, les privatisations, dans certains pays la faiblesse de la protection sociale ».

La crise mondiale du coronavirus « va amener à remettre en cause tous ces choix du capitalisme néo-libéral ». Il y a trente ans déjà, le philosophe et urbaniste Paul Virilio, très lu en Allemagne, réfléchissait à ces risques systémiques qui pouvaient très bien mettre à bas notre système mondial. Il appelait cela « l'accident global », qu'il vienne d'une « bombe informatique » ou de toute autre menace : car l'humanité, à force de dépendre toujours un peu plus de réseaux interconnectés, a fini par se fragiliser en son coeur.

Aujourd'hui, ce risque systémique pourrait ainsi affecté l'Afrique, un continent qu'on disait jusqu'à présent moins connecté (ce qui est de moins en moins le cas avec les investissements chinois, américains, et israéliens...). C'est tout l'objet d'une note produite le 24 mars par le Centre d'Analyse, de Prévision et de Stratégie (Caps) du Quai d'Orsay, qui s'alarme de la situation en ces termes : « La crise du Covid-19 peut être le révélateur des limites de capacité des Etats, incapables de protéger leur population. En Afrique notamment, ce pourrait être la "crise de trop" qui déstabilise durablement, voire qui mette à bas des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale) ». Cette analyse pointe le risque d'une « crise politique » à venir dans de nombreux Etats africains, du fait d'« un nombre trop élevé de décès » dans la population, qui serait « le dernier étage du procès populaire » contre des élites politiques incapables de protéger le plus grand nombre. Cette crise du Covid-19 devrait pourtant apprendre l'humilité aux analystes, car ce constat d'une crise politique à venir pourrait être tiré en Europe...

Toutefois cette note d'analyse ne s'embarrasse pas d'euphémismes, en pointant également « le risque d'infection d'un dirigeant âgé et souffrant d'autres pathologies pourrait avoir de lourdes conséquences et obligerait à se positionner clairement et rapidement sur la fin d'un système et sur une transition ». L'épidémie pourrait amener également à des crises économiques d'ampleur et « pourrait précipiter la crise finale de la rente pétrolière au Cameroun, au Gabon, et au Congo-Brazzaville (effondrement d'un prix du baril déjà en crise (...) ralentissement de la production, et risque d'accélération de la réflexion d'opérateurs pétroliers - Total au premier chef - de quitter ces pays) ».

Potentiel discrédit des élites au pouvoir

Et les analystes du Quai d'Orsay de pointer le fait que les villes pourraient être « les potentiels épicentres de crises », notamment avec la question « du ravitaillement des quartiers », qui pourrait amener à « des phénomènes de panique urbaine ». Pour gérer ce « virus politique » d'un potentiel discrédit des élites au pouvoir, les diplomates circonscrivent plusieurs acteurs permettant à la France de gérer ses « efforts de gestion de la crise en Afrique » : les autorités religieuses, les diasporas, les artistes populaires, mais aussi les « experts africains scientifiques et spécialistes de la santé » et, enfin, ce qu'ils appellent « les entrepreneurs économiques et les businessmen néo-libéraux ». Ces derniers, « riches et globalisés (...), se positionnent comme les philanthropes du continent : ils peuvent jouer un rôle s'ils décident d'engager leurs moyens ou de poser en intermédiaires entre le système de gouvernance mondiale et l'Afrique, mais dans tous les cas, ils souligneront la faillite de l'Etat ».

Au vu de la crise, on se demande bien quel peut être aujourd'hui un « système de gouvernance mondiale »... Cette note conclut enfin par des évidences que la France aurait pu faire siennes il y a bien longtemps déjà : « Anticiper le discrédit des autorités politiques signifie accompagner en urgence l'émergence d'autres formes d'autorités africaines crédibles pour s'adresser aux peuples afin d'affronter les responsabilités de la crise politique qui va naître du choc provoqué par le Covid-19 en Afrique... et sans doute ailleurs ».

On le voit, cette crise globale, « inédite » comme le rappellent Emmanuel Macron et Edouard Philippe, est bien l'occasion de tirer tous les bilans, sans exceptions.