Face aux dangers du monde, vers la défense globale

Par Thomas Gassilloud  |   |  1017  mots
« Pour l'Europe, qui a beaucoup œuvré pour le citoyen consommateur, « la gueule de bois stratégique » est totale ; d'autant que l'agression russe démontre nos limites à soutenir durablement un effort militaire » (Thomas Gassilloud, président de la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale) (Crédits : DR)
TRIBUNE - La guerre en Ukraine a changé le monde tel que l'Occident le voyait, voire l'idéalisait ou le rêvait. C'est la fin des chimères d'un monde de paix et globalisation heureuse. C'est surtout le retour brutal à la notion de défense globale comme le démontre jour après jour le peuple ukrainien dans une guerre menée par la Russie. Car la clé de la défense globale reste l'engagement des citoyens dans cette notion de défense globale. Par Thomas Gassilloud, président de la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale.

« La défense ! C'est la première raison d'être de l'État. Il n'y saurait manquer sans se détruire lui-même », lance le Général de Gaulle à Bayeux, le 14 juin 1952. Cette conviction n'est pas seulement celle d'un militaire : elle est celle d'un homme d'État qui a constaté les limites de la coordination interministérielle dans l'entre-deux-guerres et sauvé la République. Cette phrase aussi synthétique que foudroyante est la pierre angulaire sur laquelle fut bâtie, à partir de l'ordonnance de 1959, une défense nationale qui ne fut pas que militaire. Le contexte de l'époque le justifiait : une menace existentielle, massive et mondiale, à quelques kilomètres de nos frontières.

La réponse fut globale : il revenait à chaque ministère de préparer une défense véritablement globale. Aux armées, la défense militaire, à l'Intérieur, la défense civile, à l'économie, la défense économique, à l'agriculture, la souveraineté alimentaire, à la santé, un système résistant à des pertes massives... L'unité du tout est assurée par le gouvernement, sous l'autorité du président de la République, chef de l'État, chef des Armées.

Un effacement progressif

Mais depuis la fin de la Guerre froide, cette notion de « défense globale » s'est progressivement effacée de nos réflexes politiques et institutionnels. L'affadissement des menaces étatiques, la suspension du service national et l'émergence de la figure du terroriste l'expliquent en grande partie. De fait, la « défense » est devenue la seule affaire des armées. La plupart des Français y sont désormais étrangers : c'est vrai parmi les décideurs politiques, la haute administration, les collectivités territoriales ou le secteur privé.

En miroir de cette perte de culture stratégique, nos dépendances - énergétiques, technologiques, industrielles n'ont cessé de croître ; exposant par là même notre population aux pressions étrangères à l'heure où de trop nombreux compétiteurs déploient des stratégies agressives indirectes contre notre société démocratique.

Europe, la « gueule de bois stratégique »

La tentative de réanimer depuis 2008 les promesses de la « défense globale » avec le concept de « sécurité nationale » a eu de puissants effets pour améliorer la lutte contre le terrorisme et mieux saisir les enjeux de menaces cyber. Mais elle a échoué à redynamiser l'esprit de défense et à réactualiser les fondements de la « défense globale ». Cette inflexion n'a pas permis non plus d'anticiper les conditions dans lesquelles l'ensemble des Français pourraient avoir à se mobiliser pour soutenir durablement un conflit armé qui excèderait les échelles réduites des combats asymétriques des 30 dernières années.

Le retour en Europe de la guerre interétatique de haute intensité en Ukraine parachève, après la crise terroriste des années 2010, l'épidémie de COVID et l'émergence d'une guerre informationnelle qui s'immisce jusque dans nos processus électoraux, un changement de cycle stratégique. Pour l'Europe, qui a beaucoup œuvré pour le citoyen consommateur, « la gueule de bois stratégique » est totale ; d'autant que l'agression russe démontre nos limites à soutenir durablement un effort militaire, et que la résistance ukrainienne rappelle le caractère incontournable de l'engagement citoyen dans la résilience d'une nation agressée.

Une reconquête de la souveraineté

Si le changement de paradigme stratégique est violent, la France peut s'enorgueillir d'avoir conservé des atouts indéniables, tels que sa dissuasion, son modèle d'armée complet, sa stratégie spatiale ; et depuis 2017 d'avoir investi massivement dans ses armées grâce aux deux lois de programmations militaires, tout en ouvrant de nouveaux fronts pour mieux garantir sa souveraineté avec l'énergie nucléaire, la réindustrialisation ou la lutte contre les ingérences étrangères.

Lors de ses vœux à la Nation, le Président de la République a fixé comme objectif de « continuer ce réarmement de la Nation face au dérèglement du monde. Car la force de caractère est la vertu des temps difficiles », avant que le Premier ministre n'abonde en ce sens lors de sa déclaration de politique générale : « un seul objectif : réarmer notre pays. L'identité même de cette majorité, de ce gouvernement, c'est de reconquérir notre souveraineté française et européenne ».

Engagement des citoyens

Pour accompagner ce cap, la commission de la défense nationale et des forces armées, que j'ai l'honneur de présider, engage dès aujourd'hui un cycle de réflexion pour retrouver les conditions d'une défense globale efficace puisant, dans la convergence des perceptions des décideurs et l'engagement des citoyens les clefs de sa force, et dans la capacité de mobilisation de toutes les forces vives de la nation, les conditions de sa réussite.

Si parler de « réarmement de la Nation » et de retour de la « défense globale » peut laisser craindre à certains, au travers de son champ sémantique, une mise au pas de la société ou sa militarisation, il convient de les rassurer : face aux menaces et alors que leurs auteurs savent trop bien souffler sur les braises de nos divisions, il ne s'agit que de redécouvrir ce qui nous meut collectivement, de reprendre conscience de ce qui mérite d'être défendu et de réapprendre à le protéger dans toutes les dimensions des guerres hybrides d'aujourd'hui.

Se reposer ou être libre

Renouer avec la « défense globale », c'est protéger un projet qui unit et pour lequel les français sont prêts collectivement à s'engager, y compris, s'il le faut, en payant le prix du sang. Et si dans une société parfois trop hédoniste ou individualiste, la défense globale promettait aussi de conforter la cohésion sociale ? Le citoyen, bénéficiaire des politiques publiques, ne doit-il pas être aussi, dans ce nouveau cycle stratégique, le premier acteur de la politique de défense qui permet le déploiement de toutes les autres ? Car comme le disait Thucydide : « Citoyens, il faut choisir, se reposer ou être libre ».