L'Etat, une entreprise comme les autres ?

Par Yoann Bazin et Viriginie Martin  |   |  1228  mots
Yoann Bazin et Viriginie Martin
Le mythe de l’État géré comme une entreprise revient en force. Mais comment penser l'égalité des citoyens avec le référentiel de l'entreprise? Virginie Martin, politologue, Kedge Business School, et Yoann Bazin, directeur de la recherche ISTEC

Performance des services publics, évaluation des politiques publiques et des fonctionnaires, libéralisation et privatisation, faillite du modèle social, ... Comme un leitmotiv il est de bon ton de dire ou de d'employer dans les cercles de la haute administration française des termes tout droit sortis du champ de l'entreprise. Mis sous la coupe de cette philosophie managériale, l'Etat pourrait enfin efficace, rentable, sans dette et, même moderne.

Mais est-ce si sûr ? Faut-il vraiment que l'Etat soit considéré à la manière d'une entreprise ? Permettons-nous un moment de poser la question tant ce toc idéologique est dans les bouches de beaucoup de cadres et dirigeants d'entreprise, d'acteurs de la société civile, mais aussi de politiques. Avec quelques exemples bien concrets que sont des hommes venant de l'entreprise tels Trump ou Berlusconi.

 Comme si le couple Etat-efficacité ne pouvait aller de pair

En France c'est un peu l'esprit d'Attali, de Lamy, et autre Minc qui transpire ici en même temps que la philosophie présente au cœur du pouvoir façon inspection générale des Finances dont le credo pourrait être : plus d'efficacité et moins d'État, comme si le couple État et efficacité ne pouvait pas aller de pair.

De façon corollaire, les politiques aiment à se disputer le nombre de fonctionnaires auxquels il faudrait couper la tête, tels des dirigeants de sociétés en faillite contents de pouvoir enfin justifier un plan social. Ce qui est somme toute logique, puisqu'ils se présentent comme les agents d'un Etat qui serait en manque cruel d'efficacité, à la recherche d'une « gouvernance » efficiente et innovante.

Des termes sortis tout droit du monde de l'entreprise, des termes repris sans cesse par les hommes et femmes politiques actuels qui abusent d'une métaphore qui n'est pas une simple image et qui peut produire des effets désastreux.

 Comme si le politique empêchait l'intelligence, le diagnostic, les idées

Pour aller jusqu'au bout de ce système et de cette logique, des mouvements hors partis peuvent se créer, mouvement dont l'existence même fait dire que c'est hors des partis que l'on peut enfin être « efficace ». Efficace en quoi ? La question reste bien sûr entière... N'empêche que tout se joue comme si la compétence se trouvait nécessairement hors des partis traditionnels. Et comme si le politique empêchait l'intelligence, le diagnostic, les idées, la pensée opérante.

Ces propositions s'accompagnent ainsi de rhétoriques de délégitimation de la sphère politique et des logiques républicaines (importance des programmes, centralité des élections, primauté des services publics, neutralité de l'état).

 Ce qu'il faut peut-être voir dans ce mécanisme c'est tout simplement un Etat en voie d'affaiblissement, que des entrepreneurs de la chose publique voudraient rendre « performant » (mais au regard de quoi ?) en le traitant comme une entreprise. Dans ce contexte en effet, et dans ce monde fait d'experts de tout et de rien, autant confier la gestion de l'Etat aux Bernard Tapie d'un autre genre, ceux sortis tout droit de la haute fonction publique et des cabinets de conseils.

 Une vieille lune du monde anglo-saxon

Le premier problème que cela pose est que cette idée qui paraît si moderne, voire progressiste est en fait une vieille lune du monde anglo-saxon. Elle reprend même les codes classiques du new public management qui était en vogue dans les années 1980 et 1990 dans les sillages de Margaret Thatcher en Angleterre et de Ronald Reagan aux Etats-Unis. Cette nouvelle école française, finalement très old school et toute importée - 20 ans plus tard - a eu des conséquences importantes, voire graves.

On se rappellera de l'état dramatique du transport ferroviaire britannique après sa libéralisation ainsi que des coupures d'électricité chroniques de la Californie... Sans oublier bien sûr la folle crise financière de 2008 qui est en partie le fruit d'une politique ultra-libérale qui avait promis de libérer la finance de toutes contraintes règlementaires. Et aujourd'hui les rapports de l'Efficiency Unit, l'institution britannique d'évaluation des agences publiques, démontrent à quel point ce New Public Management n'avait pas apporté les économies promises et avait trop souvent été accompagné d'une dégradation de la qualité des services.

 L'État n'est décidément pas une entreprise

L'Etat n'est décidément pas une entreprise et il est incohérent de penser que ses services publics puissent être gérés comme des filiales. Malgré cela, nombre de candidats veulent toujours moins fonctionnaires à l'instar de Fillon, ou veulent à tout prix autonomiser pour mieux manager, comme si le privé faisait systématiquement mieux que le public. Et on se rappellera qu'à la fin, que ce soit par leurs impôts ou leurs paiements, les usagers restent ceux qui financent ; alors à qui profite le crime ? Valérie Pécresse avait commencé avec les universités, Emmanuel Macron propose de continuer ; il l'a même déjà initié très activement et dans de nombreux secteurs en tant que Ministre avec sa loi éponyme. Dans leur logique, il faudrait que les ministères, les hôpitaux ou encore les universités puissent être « mieux » « managés ».

Mais cela pose, justement et paradoxalement, un problème d'efficacité !

 Comment penser l'égalité des citoyens avec le référentiel de l'entreprise?

D'un point de vue philosophique, tout cela renvoie à un problème plus large. Si l'Etat est une entreprise, alors citoyens-employés et citoyens-consommateurs se doivent d'être rationnels, performants, et peuvent surtout être mis en concurrence ; voire licenciés ? Mais comment penser l'égalité des citoyens dans ce référentiel ? La déclaration des Droits de l'homme et du citoyen perd-elle son sens pour devenir obsolète ? Les citoyens doivent-ils impérativement devenir rentables pour leur Etat-entreprise ? Car s'ils ne le sont pas, ils sont alors « assistés », et ne pourront trouver grâce aux yeux du système qu'en montrant leur motivation, leur esprit d'entreprise et leur capacité à « se vendre ».

On se rappellera qu'au 19ème siècle, avant la création de l'Etat social - socle du droit du travail, des minima sociaux et des systèmes de solidarité maladie et retraite - l'entreprise libérée de toutes contraintes avait écrasé ses employés jusqu'à l'agonie. Si l'État libéral se retire de la règlementation du secteur privé, l'étend par la privatisation des services publics, et s'organise lui-même comme une entreprise, qu'allons-nous devenir ? On comprend mieux pourquoi, dans cette philosophie, le fonctionnaire que son statut protège des pressions de l'efficience pour qu'il puisse offrir la meilleure qualité de service possible doive absolument être éradiqué.

 Les chantres de cette perspective managérialiste de l'Etat cachent souvent leurs arguments derrière une forme de simple bon sens - « notre modèle social est à bout de souffle, tout le monde le sait... » - mâtiné de technique qu'on ne peut contester sans passer pour incohérent ou rêveur - « l'Etat est en faillite, c'est inéluctable... » Dès lors, l'opposition est impossible, et la dimension politique de ces propos totalement niée. Mais quand bien même cette perspective serait viable, on se rappellera que même les décisions managériales sont politiques, et qu'elles sont souvent de « droite »...