Le télétravail va-t-il changer la face du monde ?

Par Olivier Tirmarche  |   |  789  mots
(Crédits : DR)
LE MONDE D'APRES / OPINION. En ces temps de confinement, pas un jour ne s'écoule sans que s'exprime le désir d'un « monde d'après ». L'expérience du télétravail est de celles qui nourrissent les espoirs. N'ayant eu d'autre choix, nous aurions levé les inhibitions, progressé dans l'usage des technologies, et démontré qu'il est possible de fonctionner à distance autrement que ponctuellement. Par Olivier Tirmarche, sociologue (*)

L'expérience pourrait devenir une norme, car elle ferait converger les intérêts : les employeurs y verraient un moyen de réduire les coûts, les salariés un moyen de gagner en qualité de vie. À la limite, nous pourrions tous vivre à la campagne.

Cela n'arrivera pas.

Au fond, l'espoir d'un bureau à la campagne repose sur l'idée que les technologies de communication et de transport invitent à la dispersion géographique des activités.

Le souci, c'est que l'Histoire montre exactement le contraire : à mesure qu'augmente notre capacité à faire circuler les informations, les marchandises et les humains, nous nous concentrons dans l'espace. Le phénomène s'est accéléré à partir des années 1980, pour donner naissance à ce que Pierre Veltz a nommé

« l'économie d'archipel » : l'essentiel des richesses est créé au sein d'un réseau de métropoles à la population dense ; autour de ce réseau, s'étend un océan dont les habitants souffrent de la mondialisation plutôt qu'ils n'en profitent.

Le télétravail ne résistera pas aux forces qui ont conduit à la concentration spatiale. À partir des années 1980, la géographie des activités productives a été façonnée par deux enjeux : la proximité client et l'innovation. L'innovation est ici entendue au sens large, comme une capacité à trouver de nouvelles réponses aux besoins du moment... ou à faire émerger de nouveaux besoins. L'innovation suppose une forte dose de coopération, donc d'interactions, comme en témoigne la généralisation du mode projet. C'est donc la facilité d'interaction qui a dicté les choix de localisation   (y compris la facilité d'interaction avec le client interne ou externe).

Il est vrai que les technologies digitales facilitent les interactions à distance, mais cela vaut plus particulièrement pour un certain type d'interactions. Par construction, les technologies que nous avons utilisées pendant les deux mois de confinement sont des outils de « réunion », c'est-à-dire conçus pour organiser des interactions planifiées et formelles (les horaires, la liste des membres, l'ordre du jour sont définis à l'avance). Or, l'innovation donne beaucoup d'importance aux interactions non planifiées et informelles : ces dernières offrent une certaine réactivité, en permettant de discuter les problèmes quotidiens au moment précis où ils se posent ; elles occasionnent des rencontres imprévues, d'où naissent de nouvelles associations d'idées ; elles donnent de l'épaisseur aux relations, en laissant les discussions déborder le champ strictement professionnel, et nourrit ainsi la confiance interpersonnelle, etc. En somme, l'innovation repose tout autant sur la machine à café que sur les dernières « applis ».

Les partisans du télétravail répondront qu'il est sans doute possible d'élaborer des outils facilitant les interactions non planifiées et informelles. Nous pourrions imaginer reproduire l'expérience de la co-présence physique, grâce à des avatars évoluant dans des bâtiments virtuels. Nous pourrions même créer les conditions d'une co-présence augmentée !

Ce nouvel argument oublie une donnée fondamentale : tout transport ou toute communication prend appui sur une infrastructure. Dit autrement, toute chose qui circule a besoin de quelque chose qui ne circule pas. Les trains ont besoin des gares, les avions ont besoin des aéroports et des voies terrestres, les messages numériques ont besoin des câbles, etc. Dans le cas du télétravail, la co-présence augmentée exigerait des outils extrêmement sophistiqués, si coûteux que nous n'aurions pas les moyens de les installer dans chaque bureau de campagne. Nous serions alors amenés à rassembler ces outils dans des bâtiments, et obligerions par- là les salariés à vivre à proximité des bâtiments... exactement comme dans le monde d'avant.

Le cas du télétravail illustre une autre propriété de l'économie d'innovation : elle demande un accès rapide à l'infrastructure, et en cela continue d'exercer une contrainte de localisation. C'est la raison pour laquelle les métropoles se sont imposées face aux villes et aux campagnes : ce sont des nœuds, qui lient les autoroutes, les couloirs aériens, les voies ferroviaires, et les accès haut débit à Internet. Vous noterez au passage qu'il est plus rentable de déployer des infrastructures dans des zones urbaines denses qu'ailleurs.

En conclusion, le bureau a du bon, et il a de l'avenir. De ce point de vue comme de bien d'autres, le monde d'après sera soumis aux mêmes lois de l'Histoire que le monde d'avant.

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(*) Olivier Tirmarche, docteur en sociologie et dirigeant du cabinet de conseil Light Feet « En finir avec le surtravail. Le nouvel horizon de la productivité », ouvrage à paraître aux Éditions Odile Jacob