Mais où sont passés les individus dans notre société dominée par les instincts grégaires ?

Par Thierry Aimar  |   |  971  mots
(Crédits : Reuters)
OPINION. La société contemporaine célèbre à tout-va l'individualisme. En réalité, c'est le contraire, l'opinion est forgée par les communautarismes les plus divers favorisant l'esprit grégaire. Avec le risque que le nombre croissant de ces "Idem" chassent progressivement les "Ipsé", ces individus disruptifs, dérangeants, mais riches de leur singularité. Par Thierry Aimar, enseignant-chercheur en Sciences Economiques à l'Université de Lorraine (BETA) et à Sciences Po, membre du Conseil d'Administration de la Société d'Economie Politique (SEP). Son dernier ouvrage, "La société de la régression : le communautarisme à l'assaut de l'individu" (1) vient de paraître aux éditions de l'Aube.

Notre société contemporaine se caractérise par un fascinant décalage entre sa représentation d'elle-même et la réalité de ses pratiques. L'habitude a été ainsi prise de dénoncer l'atomisation croissante des relations humaines. Mais les faits démontrent à l'inverse l'écrasante domination des mentalités communautaristes sur les esprits. Le Je passe toujours par le Nous. L'autre est perçu non comme un être singulier, mais comme le membre d'une catégorie définie socialement : les pauvres, les riches, les gens bien habillés, les people, les jeunes, les vieux ; nous nous discriminons mutuellement comme les représentants d'un pays, d'une région, d'une race, d'une religion, d'un genre, d'une famille, d'une profession... Bref, chacun est désigné, évalué (admiré, détesté, jalousé, méprisé) à travers sa carte d'identité communautaire et non pas par ses attributs individuels. Les gens ne se soucient que des enveloppes ; ils sont indifférents aux lettres qui se trouvent dedans. Seul compte l'estampillage collectif car nous serons jugés uniquement à travers son prisme. Ce phénomène oblige chacun à rechercher un statut social, à appartenir à un groupe sans se préoccuper d'enrichir sa propre subjectivité et le panel de ses qualités individuelles.

Nous ne nous sommes pas débarrassés des habitudes de l'Ancien Régime

L'esprit de caste, de notabilité, de classement hiérarchique ne s'est pas effacé avec notre soi-disante modernité. Il s'est simplement déplacé vers d'autres formes de communautarisme. Nous sommes loin de nous être débarrassés des habitudes de l'Ancien Régime qui divisait la population en rangs sociaux. Le réflexe aristocratique, reflété par le goût des marques et de ce qui est cher (donc socialement discriminant), continue d'être prégnant. Lors des journées du patrimoine, ce sont toujours les lieux de pouvoir (on devrait plutôt dire d'affichage du pouvoir) qui fascinent le plus. Les gens ne refusent pas une société de statuts, accordant à des « élites » des honneurs, des faveurs, des protections, des prébendes ; très attachés aux prestiges de la représentation sociale, ils exhibent leurs étiquettes, titres et décorations. Ce qui les met seulement en colère, parfois, c'est l'inégalité des conditions nécessaires pour y accéder. Le privilège sans noblesse, certes ... Mais le privilège quand même !

Cette idéologie du communautarisme s'est propagée comme un cancer dans les esprits. Elle a répandu ses métastases sur la source même de tout progrès, à savoir le subjectivisme, cette faculté de penser de façon originale, loin des process et influences de toutes sortes. Quelle époque autre que la nôtre a inventé le concept de leaders d'opinion ? D'influenceurs ? Chacun se préoccupe d'adopter le goût des autres, de mimer les dominants, de penser comme les membres d'une communauté de référence. Chacun ne redoute rien de pire que d'être détaché d'un groupe, de se singulariser. On ne réfléchit plus, on reflète. Les individus se transforment en Idem, des gens qui pensent en silo, expriment le même regard sur les choses, passent leur temps sur leurs téléphones portables à capter les « tendances » du jour pour les reproduire à leur tour. Ces Idem ne se sentent exister que par le regard du collectif auquel ils sont prêts à sacrifier toute indépendance intérieure car il est devenu une fin en soi. La notion d'intimité devient obsolète.

Un soft maccarthysme règne désormais dans nos sociétés

Par ce processus de gangrène du mimétisme, les Lumières s'éteignent pour faire place à un obscurantisme social de plus en plus pesant. On assiste tout simplement à la fin des personnalités. Les modes de pensées sont formatés, les attitudes conformées ; les conversations, pleines de bruit, mais vides de sens, n'expriment plus aucun esprit particulier. Elles ne quittent aucun sentier balisé par terreur des dérapages que l'on ne manquera pas de retourner contre les maladroits. Chacun se méfie de tout le monde. Un soft maccarthysme règne désormais dans nos sociétés ou toute pensée non convenue, tout propos déviant d'une norme communautaire sont dénoncés en place publique. Les imprudents sont contraints à une autocritique et à des excuses sur tous les réseaux sociaux sous peine d'être définitivement ostracisés. Le pouvoir tutélaire de l'opinion, basé sur la communication, s'est substituée à la souveraineté politique. Ainsi, des gens victimes du prêt-à-penser qui les montre du doigt, les exclut de fait de la société d'échange. L'opprobre dont ils sont frappés leur interdit d'entrer en contact avec autrui pour vendre leurs compétences.

L'opinion est un englobant indiscernable qui, tout en laissant aux individus le sentiment qu'on les laisse penser tout seuls, transforme leurs valeurs en reflets de normes collectives. En véhiculant les mêmes façons de penser et d'agir, en vilipendant toute faculté délibérative indépendante qui pourrait contrecarrer leurs préjugés du moment, les Idem chassent progressivement de nos univers sociaux les Ipsé, ces individus disruptifs, dérangeants, mais riches de leur singularité. Pionniers des nouvelles formes d'esprit, ce sont eux qui garantissent par leur originalité l'évolution des pratiques afin de les adapter à un monde inévitablement dynamique, malgré les pesanteurs et instincts grégaires. Leur élimination progressive plonge nos sociétés dans une dégradation généralisée dont on paye chaque jour les conséquences économiques. Tant que l'individu ne réussira pas à s'affranchir mentalement de cette notion de collectif, ce processus de régression continuera de se développer.

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Thierry Aimar "La société de la régression: le communautarisme à l'assaut de l'individu", éditions de L'Aube, 2022, 129 pages, 15 euros.

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