Pourquoi l'ENA reste indispensable

Par Nathalie Loiseau  |   |  1094  mots
Non, il ne faut pas fermer l'ENA, et les arguments en faveur de cette réforme radicale ne tiennent pas la route. Par Nathalie Loiseau, directrice de l'ENA

La Tribune a publié récemment un texte signé de Bertrand Venard, Professeur de Stratégie chez Audencia Nantes Ecole de Management intitulé : « Une vraie réforme de l'ENA : sa fermeture ». Ce texte appelle de ma part les commentaires suivants :
J'ai le plus grand respect pour le savoir et en particulier pour celui des professeurs d'université à une seule réserve près : qu'ils connaissent le sujet sur lequel ils s'expriment et qu'ils ne s'aventurent qu'avec prudence en dehors de leur champ de compétence. Ce n'est malheureusement pas ce qui ressort du texte que vous avez publié.

Jugements hâtifs

Monsieur Venard évoque en effet de façon péremptoire une école qu'il ne connait pas mais qu'il critique sur la base de données erronées et de jugements hâtifs. Quelques exemples :
- L'auteur méconnait les réformes entreprises depuis trois ans à l'ENA et reproduit au présent des critiques qui n'ont plus lieu d'être. Il affirme ainsi, en s'appuyant sur un ancien rapport de jury, que le recrutement des élèves de l'école se ferait sans aucune consigne sur les compétences et les qualités attendues des futurs serviteurs de l'État. Or depuis trois ans, les jurys s'appuient au contraire sur un référentiel de compétences qui comporte quatre grands domaines (éthique, compétences liées à l'action, à la relation, à l'intelligence des situations) et qui sont décrites notamment dans le rapport du jury des concours 2013. Le rapport étant accessible sur le site internet de l'ENA, il est dommage que Monsieur Venard ne s'y soit pas référé.

- L'auteur, pourtant professeur de management, a une lecture très personnelle du budget de l'ENA. Il déduit en effet du budget global de l'école (42 M€ en 2014) ce qu'il pense être le coût unitaire d'un élève (265 000€ par an, en effet un record !). Ce faisant il omet les missions exercées par l'ENA au-delà de la formation initiale des hauts fonctionnaires français, qui sont nombreuses : rémunération des stagiaires des cycles préparatoires, missions de coopération internationale, formations de cadres et d'élèves français et étrangers aux questions européennes et préparation aux concours européens, formation continue de hauts fonctionnaires français et étrangers....L'ENA ne se résume pas à deux promotions annuelles d'élèves hauts-fonctionnaires.

Éviter la sélection par l'argent

S'agissant de ces derniers, outre le fait qu'à la différence des universités, l'école supporte intégralement le coût de ses concours d'entrée, on notera également qu'elle rémunère ses élèves, contre leur engagement à servir deux ans dans la Fonction publique d'Etat, mais aussi qu'elle les envoie en stage une année durant, partout à travers le territoire ainsi qu'à l'étranger. Si Monsieur Venard souhaite connaitre le coût annuel d'un élève de l'ENA, il lui suffit de se référer à la loi de finances qui le mentionne. Il est d'environ 80 000 euros. A la différence des écoles de commerce par exemple, ni l'inscription au concours, ni la scolarité, ni les stages ne sont payants pour les élèves, ce qui évite toute sélection par l'argent.

Des différences sensibles avec les universités américaines

C'est aussi l'un des points qui différencie l'ENA d'une université comme Harvard et sa célèbre Kennedy School of Government, où les droits d'inscription pour une seule année universitaire atteignent 49 000 dollars. On ajoutera en outre que l'ENA et les universités américaines peuvent difficilement se comparer en termes de formation à l'administration publique, puisque le système des dépouilles américain repose sur le renouvellement de toute la haute administration à chaque changement de majorité, là où la France a fait le choix d'une haute fonction publique spécifiquement formée aux métiers qu'elle est appelée à exercer et tenue à un devoir de neutralité.

L'absence de cors enseignant?

Monsieur Venard s'émeut par ailleurs de l'absence de corps enseignant permanent à l'ENA et en tire la conclusion que l'école serait inférieure aux établissements d'enseignement supérieur que lui-même fréquente. Ce faisant, il méconnait deux réalités:
- La première s'appuie sur le profil des élèves de l'ENA : tous rejoignent l'école après un minimum de 5 ans d'études supérieures, parfois beaucoup plus. Ils ont donc bénéficié des enseignements les plus stimulants. Leurs connaissances et leurs capacités à apprendre ne font aucun doute et sont testées au moment du concours d'entrée.
- L'ENA est une école d'application où des praticiens en prise avec le réel et le terrain viennent partager avec les élèves leur savoir-faire, leur expérience et leur réflexion.

Contrairement aux établissements dotés d'un corps professoral permanent, l'école peut à tout moment choisir les enseignants les plus à jour, les plus adaptés aux besoins et les plus ouverts à l'innovation. Et contrairement aux universités, qui y sont résolument hostiles, les intervenants sont tous évalués par les élèves, ce qui permet à l'école d'assurer en permanence l'excellence de son vivier d'enseignants. Il n'y a de ce fait aucune situation de rente pour celui ou celle qui enseigne à l'ENA...

S'agissant de la démocratisation de l'entrée à l'ENA, je partage le constat d'une représentativité insuffisante de la société française. Mais est-ce l'apanage de la seule ENA, si l'on constate que seuls 23% des jeunes d'une même classe d'âge obtiennent une licence et que le vivier de candidats dans lequel nous puisons (bac + 5) n'est déjà lui-même que très peu représentatif de la diversité sociale ? Si notre système éducatif a pris la forme d'un entonnoir, n'est-ce pas en amont qu'il faut concentrer nos efforts plutôt que de s'étonner hypocritement de la sélection sociale et culturelle qu'il produit ? C'est d'ailleurs la conclusion à laquelle Monsieur Venard aboutit lui-même.

Le modèle français salué

C'est sur la base de ces constats erronés, de ces informations incomplètes que l'auteur conclut à la nécessité de fermer l'ENA, au moment même où, partout à travers le monde, la question de la qualité du recrutement et de la formation des hauts fonctionnaires fait débat et où le modèle français est salué comme l'un des plus convaincants.
Mais sans doute aurait-il fallu s'intéresser au sujet autrement que de manière superficielle et à l'emporte pièces pour en avoir la plus petite idée.


Nathalie LOISEAU