Une vraie réforme de l'ENA : sa fermeture

Coût élevé, pour un enseignement contesté et un objectif contestable (repérer dès l'âge de 25 ans la future élite de l'administration). La seule réforme nécessaire de l'ENA ne devrait-elle pas être sa fermeture ? Par Bertrand Venard, Professeur, Audencia Nantes Ecole de Management.
Les étudiants ayant un père exerçant une profession supérieure représentent 70%, des promotions de l'ENA, un pourcentage 5 fois supérieur à celui de la population active.

« Quelles sont les compétences et les qualités des candidats que l'on veut recruter à l'ENA? Cette question est fondamentale quand il s'agit de recruter des futurs fonctionnaires qui ont vocation à rester dans la fonction publique pendant 30 ou 40 ans. Il vaut mieux ne pas se tromper. Or, j'ai été surprise de ne pas trouver de réponse à cette question dans les documents dont dispose le jury, ni dans ceux remis aux candidats ».

Cet extrait du rapport de l'ENA fut écrit en 2010 par la Présidente du jury du concours et suffit à montrer les lacunes importantes dans le fonctionnement de l'ENA. Pendant longtemps, l'école a considéré que le jury était souverain dans ses critères de décision. Sans consigne, sans grille d'évaluation, l'objectif était pour certains uniquement de sélectionner sans se soucier du savoir prodigué.

Les énarques, les plus critiques

En effet, une des attaques les plus acerbes a été portée par des énarques eux-mêmes comme Adeline Baldacchino, soulignant que « l'ENA exclut complètement le volet théorique et universitaire, elle se conçoit comme une école dépendante de la fonction publique, complètement coupée du monde universitaire et intellectuel au sens large ». Cette situation de désert intellectuel à l'ENA avait poussé les étudiants désespérés de la promotion 2001 à signer une pétition en dénonçant une scolarité aussi « médiocre que conformiste ». Ce désert provient peut-être de l'absence de corps professoral permanent à l'ENA, mise à part les deux enseignants esseulés de français et de sport.

275 vrais professeurs à la Kennedy School of Government

Mettre en avant ses 1000 vacataires comme le fait l'ENA dans sa communication, c'est totalement méconnaître ce qui fait l'enseignement supérieur : une masse critique d'enseignants-chercheurs, de doctorants et d'étudiants dont l'aboutissement est une combinaison de création de connaissance, de débats scientifiques, d'innovation pédagogique et d'initiatives intellectuelles. A l'inverse, la Kennedy School of Government, créée aux Etats-Unis seulement 5 ans avant l'ENA, affiche 275 professeurs, qui se confondent avec leurs 2400 enseignants chercheurs de Harvard.

Près de 160.000 euros pour toute la scolarité

Cette faiblesse de la faculté ne peut pas être le fruit d'un manque de moyens. Joyau de la République, l'ENA bénéficie d'un budget de 42 millions d'euros en 2014, en très grande partie financé par l'État. Comme la vocation essentielle de l'ENA est de former des hauts fonctionnaires pour l'État français, on peut considérer que l'ENA coûte 262.500 euros par an par étudiant permanent français. Habilement, l'école a multiplié les formations continues courtes, les cycles de spécialisation, les préparations aux concours, faisant grimper le nombre d'étudiants de passage, certains pour une semaine. Le coût réel de la scolarité d'un énarque est donc de plus de 160 000 euros.

L'échec de la démocratisation

Dans une période économique difficile, cette dépense peut apparaître superflue d'autant qu'un autre dénigrement porte sur l'échec patent de démocratisation du recrutement. En 1979, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient dénoncé la mainmise des héritiers, bénéficiant d'un instrument idéal de reproduction de l'élite avec l'ENA. Plus récemment, en septembre 2015, Luc Rouban a publié une étude sur le devenir des énarques de différentes promotions qui montre que les enfants d'énarques avaient 8 fois plus de chance que les autres de sortir dans les meilleurs, de monopoliser les grands corps de l'Etat et donc les meilleures carrières.

Par ailleurs, les étudiants ayant un père exerçant une profession supérieure représentent 70%, des promotions de l'ENA, un pourcentage 5 fois supérieur à celui de la population active. La forte concentration des enfants de l'élite dans les "meilleurs" établissements est une constante. Il est illusoire d'accuser ici l'ENA car le système de reproduction élitiste ne trouve pas sa source dans l'enseignement supérieur mais bien en amont dès le primaire et le secondaire. De plus, on ne pourra jamais empêcher les parents des classes supérieures de contribuer plus fortement par leurs capacités cognitives, des incitations intellectuelles répétées et leurs réseaux sociaux à la réussite de leur progéniture.

Un vivier de jeunes dans l'enseignement supérieur

Cependant, cette faiblesse démocratique de l'ENA pose la question plus fondamentale d'une hypothèse qui constitue la raison d'être de cette école : est-il nécessaire de repérer vers 25 ans moins d'une vingtaine de personnes dans une génération qui, rentrant dans cet établissement, vont accéder aux grands corps de l'Etat et régner sur la fonction publique?

La réponse est négative. D'une part car les effectifs de l'enseignement supérieur sont passés de 97 000 en 1945 (année de création de l'ENA) à 2 430 000 en 2015, soit 25 fois plus. L'État peut largement puiser dans ce vivier de jeunes en mal d'emplois. D'autre part, les hauts fonctionnaires devraient être uniquement recrutés sur la base des résultats obtenus durant leurs carrières et non à cause d'un passe-droit (un concours) leur accordant un statut quasi aristocratique. Enfin, si le bénéfice de l'accélération de carrière est patent pour attirer certains talents avides et ambitieux vers l'Etat, on ne considère jamais l'effet de cet élitisme sur les millions de fonctionnaires démotivés qui savent par principe que le sommet de leur hiérarchie n'est pas pour eux.

En soufflant ses 70 bougies, les supporteurs de l'ENA ont l'âme chagrinée par ses critiques récurrentes à l'encontre de leur établissement. Les réponses aux légions de réquisitoires féroces sont depuis des années des colmatages précaires comme la refonte du recrutement et de la scolarité. La seule réforme nécessaire ne devrait-elle pas être sa fermeture ?

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Commentaires 40
à écrit le 19/06/2016 à 19:06
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A l'évidence la réponse apporté à la fin de l'article est la bonne et probablement la seule. L'ENA n'est pas une école de formation, mais une pouponnière à futurs barons qui s'entraident, pour éliminer les concurrents et gober les belles places, du m...

à écrit le 12/12/2015 à 17:46
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Bien entendu, fermons l'ENA et laissons les élus mettre en pratique leurs compétences techniques, elles ont l'air si riches... Ce n'est pas parce qu'on répète une bêtise 1000 fois qu'elle en devient pour autant vraie. Quant aux arguments sur le cop...

à écrit le 11/12/2015 à 17:55
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Pour mémoire, l'ENA s'est modernisée notamment en permettant à tous les fonctionnaires, mais également à toute personne de la société civile, d'intégrer ses bancs à travers des concours dédiés. Cela reste donc un passage obligé, mais il n'est fer...

à écrit le 14/11/2015 à 11:25
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je viens de lire tous ces commentaires ; ma première constatation est une envie malsaine et une jalousie morbide vis à vis de ceux qui atteignent l'excellence ! les concours sont ouverts à tous ! l'évangile sur les talents répond à cela !

le 20/06/2016 à 11:01
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Les concours sont ouverts à tous, vraiment ? Réfléchissez bien avant de dire un truc pareil, s'il vous plait. Quels sont ceux qui ont la possibilité d'y arriver ? ne sont-ils pas ceux, en premier lieu, qui en ont les moyens : compétences (profs...

à écrit le 13/11/2015 à 21:13
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Il est effet anormal que les hauts fonctionnaires ne soient pas identifies/recrutes parmis la (grande) masse de fonctionnaires après 10-15 années de service a l'nstar de l'ecole de Guerre dans l'armee ...

à écrit le 12/11/2015 à 8:39
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on est passe d'une ecole qui se devais d'etre au service de la nation sans influer sur les libertes du peuple a une entreprise de conditionnement des individus pour se rendre service entre eux ou plus communément appelle secte regarder le chef d...

à écrit le 12/11/2015 à 5:06
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Elitisme ou non, la n'est pas la question. Les cliques issues de l'ENA ont eu, et continue naturellement, d'avoir en main toutes les manettes du pays depuis plus de soixante ans, tant aux niveaux regionaux qu'au niveau national. Et dans quel etat o...

à écrit le 11/11/2015 à 17:33
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Sérieusement on peut se poser des questions sur l'efficacité de ses grandes écoles. Il suffit de regarder la gestion purement financière d'un pays comme la France mais pas seulement. Le problème de la dette par exemple. Comment les pays sont-ils géré...

le 12/11/2015 à 14:52
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Ben voyons, touts les problèmes c'est à cause des intelligents ? Et puis les gens bêtes ne sont responsables de rien ? Faut arrêter d'inverser les valeurs et de dire que le blanc c'est noire.. . Au contraire, je suis intimement convaincu que si les g...

à écrit le 11/11/2015 à 9:50
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Un énarque est un haut fonctionnaire capable d'inventer un système compliqué pour résoudre un problème simple. Il fait partie de cette nouvelle caste dirigeante qui se sert de l'état tout en nous faisant croire qu"il en est le serviteur. La tare de l...

le 13/11/2015 à 12:07
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tout a fait d.accord

à écrit le 11/11/2015 à 9:32
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Il y a une mode depuis quelque temps consistant à faire du "diplôme bashing" si possible d'ailleurs en visant les diplômes les plus difficiles. S'il est vrai qu'il n'est nullement nécessaire d'être diplômé de l'enseignement supérieur pour être grand ...

le 11/11/2015 à 11:01
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Théophile 11/11/2015 9:32 Excellente analyse. Votre dernière phrase est très pertinente car l'ascenseur social semble être un peu bloqué. Dans les quartiers défavorisés, cela peut-être causé par le manque de lobbying des enseignants pour pousser e...

à écrit le 11/11/2015 à 8:14
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L'impression que me donnent ces 'gens de la haute' à travers l'actualité médiatique est qu'ils pensent plus à 'SE SERVIR DE l'ETAT' qu'à 'LE SERVIR' Ils devraient prendre modèle sur une école encore prestigieuse : SAINT CYR où dès l'entrée dans l'éc...

le 23/03/2016 à 23:08
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Connaissez vous vraiment Saint - Cyr et les écoles de Coëtquidan ? Si effectivement on apprend à y servir la nation, il serait naïf de croire que les ambitions de carrières n'existent pas. Caricaturer ainsi l'ENA ne me semble pas vraiment constructif...

à écrit le 11/11/2015 à 0:26
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Pourquoi ne pas faire un référendum sur la fermeture de cette institution? ce serait démocratique non? Et je ne doute pas du résultat

à écrit le 10/11/2015 à 22:10
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Arretons l'autoflagelation et les commentaires jaloux, qu'il faille reformer l'ENA aujourd'hui, demain et après demain ne fait pas l'ombre d'un doute. Apres que l'herbe soit plus verte ailleurs, chacun a le droit d'y croire, mais il est a craindre qu...

le 11/11/2015 à 2:24
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C'est faux, Tocqueville a écrit exactement le contraire sur ce point dans De la démocratie en Amérique. Tocqueville qui était aristocratique dans sa pensée admirait bien des aspects de ce qu'il voyait mais se méfiait aussi de l'évolution de la sociét...

à écrit le 10/11/2015 à 21:51
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L'Ecole de la Noblesse Acquise (ENA) par concours est issue directement des valeurs de la république bourgeoise qui a voulu remplacer la noblesse de droit divin par la noblesse du droit du concours au mérite comme dans les foires à bestiaux. Dès le p...

à écrit le 10/11/2015 à 20:27
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Ayant 60 ans, voilà 45 ans que je lis des articles soutenant la fermeture de l'ENA. Rien n'a été fait à part les mesures de colmatage pour faire durer les choses relevées par l'article. Notons quand même que le PS avait inscrit cette proposition dans...

à écrit le 10/11/2015 à 17:54
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Perte de temps Les aristocrates sauront toujours se retrouver et s'entre-aider, supprimer l'ENA (comme l'Institut Auguste Comte) est une perte de temps ou une façon de tout changer pour que rien ne change (Le Guépard). L'ENA offre les plus belles ca...

à écrit le 10/11/2015 à 12:20
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L'ENA est le berceau d'un clan dont les membres se cooptent pour occuper les hautes fonctions publiques ou privées sous contrôle de l'état. Leur formation est certes élitiste, ce qui n'est pas une faute, mais on y cultive la dialectique, l'art de la ...

le 11/11/2015 à 9:16
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"l'art de la réplique ?" Ceux que j'ai approchés n'en avaient aucun, ils ne savaient qu'ânonner la réponse conventionnelle. Cela s'appelle "botter en touche", gagner du temps pour qu'on oublie qu'il y a un problème, puis faire comme avant. Ils ont...

à écrit le 09/11/2015 à 13:55
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-Les trente glorieuses ont donné l'illusion que les formations élitistes étaient ouvertes à tous mais ce qui était vrai à une époque l'est moins aujourd'hui .Si vous regardez la profession des parents des élèves des grandes écoles vous avez : des cad...

à écrit le 09/11/2015 à 12:13
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La mot "réforme" implique que l'on impose une action, je préfère le mot "adaptation" qui défini une liberté d'action! Bref, la différence entre dogmatisme et pragmatisme!

à écrit le 09/11/2015 à 11:45
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La compétence n'est pas nécessairement liée à l'intelligence pure, car pour être compétent à des postes de responsabilité, il faut non seulement avoir une bonne mémoire, un esprit d'analyse et une faculté de synthèse, mais aussi savoir diriger des éq...

le 09/11/2015 à 13:06
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Justement l'ENA c'est une forte sélection sur concours, donc promotion à l'excellence...Non , ce qu'on leur reproche, c'est qu'ils sont une élite qui n'est pas assez "proche du peuple", car ils sont riches et bourgeois et ont une vie assez aisée,.......

à écrit le 09/11/2015 à 10:46
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Ce qui est critiquable dans notre système éducatif en général c'est de considérer que connaissances égal compétences . Si un diplôme sanctionne des connaissances les compétences restent à prouver dans l'exercice quotidien d'une activité .....c'est c...

à écrit le 09/11/2015 à 10:22
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L'égalité républicaine, la mixité sociales etc... ne sont que des expressions , de la poudre aux yeux ....Vous pouvez supprimer l'ENA ou tout autre forme de sélection ceux qui se considèrent comme les meilleurs trouveront toujours les moyens de s'o...

le 09/11/2015 à 10:50
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FAUX ! Il y a des milliers de fils d'ouvriers et d'employés qui sont partis de tout en bas, de la misère, pour grimper l'échelle sociale et réussir les concours et leurs études, avec la seule force de leur cerveau, de leur main, de leur travail, de ...

le 12/11/2015 à 21:01
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Idx.... Vous avez raison, toutefois, vous faites parti d'un petit pourcentage. Cela done l'impression que n'importe qui peut arriver. C'est surement a votre honneur, mais les classes riches sont celles qui dictent ou et comment doivent les choses all...

à écrit le 09/11/2015 à 8:59
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Il faut en finir avec les sempiternelles discussions sur l'égalité des chances: les concours sont évidemment ouverts à toutes et à tous, de façon égalitaire, les épreuves étant anonymes principalement, en tout cas les écrits, et la République fournis...

le 09/11/2015 à 10:09
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"égalité des chance....façon égalitaire ..." sauf que vous ignorez ou faites semblant d'ignorer que seules les classes préparatoires de quelques lycées en France, principalement en région parisienne vous offrent les meilleures chances d'intégrer le...

le 09/11/2015 à 10:25
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Pas sûr que vous ayez raison à ce propos, tant les places d'internat des grands lycées sont réservées, quasi exclusivement maintenant, aux boursiers. Provinciaux, nous en avons fait l'expérience avec notre fils cadet.. La seule alternative pour ceux,...

à écrit le 09/11/2015 à 8:55
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Fermeture de l'ENA, l'École que personne ne copie ni ne nous envie, la bonne nouvelle de la journée, mais c'est un rêve.

à écrit le 09/11/2015 à 8:42
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Que dire de l'élitisme des autres grandes écoles? Et ces elitees ne valent pas mieux, au contraire. J'ai travaille avec des polytechniciens, des hec... et des enarques. Y a pas photos. Je préfère 100 fois bosser avec des enarques. Les autres, il leur...

le 09/11/2015 à 10:30
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"il leur manque une case" pour ma part je travaille pour une grande compagnie d'assurance avec des X qui doivent tenir leurs objectifs comme les autres et qui pour cela doivent mouiller la chemise et descendre dans l'arène au contact du personnel et...

à écrit le 09/11/2015 à 8:32
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En effet, les diplômés sortant de cette institution ne brillent pas par leurs résultats concernant ceux gérant notre administration ou certaines grandes entreprises.

à écrit le 09/11/2015 à 8:07
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Depuis quand l'ecole de la republique monarchique francaise favorise t-elle le vulgus ? Le pouvoir a tjrs ete du meme cote, celui des nantis. L'ENA en est l'illustration. Rien ne changera en France sauf un super chambardement, ce n'est pas demain ...

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