Productivité : de l'Espagne à la Grande-Bretagne, les grands écarts européens

Par Ivan Best  |   |  1348  mots
L'Espagne a gagné en productivité depuis 2008, mais au prix de nombreuses destructions d'emplois
Un seul grand pays connaît une baisse de sa productivité du travail, la Grande-Bretagne, alors que les gains d'efficacité de l'économie espagnole ont été importants au cours des dernières années. Une évolution largement liée à celle de l'emploi. La France se situe entre les deux

Il n'est pas surprenant outre mesure que les grands patrons s'intéressent à la politique économique. De manière critique, le plus souvent, s'agissant de l'action de l'actuel gouvernement. Et parfois au prix de contradictions... flagrantes.
« Regardez la Grande-Bretagne » soulignait récemment l'un d'entre deux. « Pour une population équivalente à celle de la France, il y a quatre millions d'emplois en plus». L'affirmation n'est pas contestable. On comptait en France 26,2 millions d'emplois au troisième trimestre 2015, contre 30,03 millions en Grande Bretagne.
Et ce grand patron de poursuivre : « en France, la politique en matière de croissance et d'emploi marche cul par-dessus tête. Prenez le CICE, on a choisi d'encourager la création de jobs bas de gamme, peu productifs, au smic ou à peine au dessus, alors qu'il aurait fallu se concentrer sur les emplois supérieurs à deux smics, pour favoriser la productivité et la croissance ».

Quels emplois en Grande-Bretagne?

Peut-être... mais peut-on s'interroger au passage sur la nature des quatre millions d'emplois supplémentaires en Grande-Bretagne ? Cette « job machine » vantée par notre grand patron, défenseur de la montée en gamme de l'économie et donc du travail qualifié, repose en fait, très largement, sur la création d'emplois au coût très faible, bien en deçà du smic français et donc... très peu productifs. Tout a été fait outre-manche pour favoriser ces créations de jobs largement détaxés, à temps partiel. En 1995, moins de 8% de l'ensemble des britanniques âgés de 15 à 64 ans se trouvaient en emploi court. Cette proportion a grimpé jusqu'à 12,5% en 2014, selon l'OCDE. Au total, 13% des personnes employées au Royaume Uni le sont à temps partiel court (moins de 20 heures par semaine), soit plus de deux fois plus qu'en France (5,9%), comme le montre le graphique ci dessous

Taux d'emploi "court" des 15-64 ans

 Taux d'emploi en contrats de moins 20 heures hebdomadaires, population des 15-64 ans. Source: OCDE


Cette évolution de l'emploi, ce choix de nombreux jobs peu productifs à temps partiel -une sorte de partage du travail qui ne dit pas son nom- se lit directement dans les statistiques de la productivité. La Grande-Bretagne est seul grand pays où la productivité du travail a non pas ralenti dans sa progression récemment, comme partout ailleurs, mais baissé, comme le montre le graphique ci-dessous. Si l'on prend comme point de référence le début de la crise, 2008, correspondant à une base 100, on constate une baisse de la productivité du travail britannique, sur six ans, de l'ordre de 1%. Et le diagnostic n'a pas été bouleversé en 2015.

 Emploi et productivité depuis 2008

base 100 en 2008, le carré correspond au niveau de 2014


A l'opposé du «modèle » britannique, on trouve celui de l'Espagne. La productivité horaire y a progressé de 12% sur cette même période, 20085-2014 ! Mais au prix de destructions massives d'emplois, bien au-delà les nombreuses créations de postes annoncées récemment pour 2015. Comme le relève Romaric Godin, entre le point haut du quatrième trimestre 2007 et le début de 2014, pas moins de 3,77 millions d'emplois ont été détruits en Espagne. Les 525.000 créations de postes de 2015 sont donc loin de compenser cette saignée. Une saigné qui a permis de gagner en efficacité. Comme le souligne une étude que vient de publier France Stratégie (ex commissariat au Plan)

les destructions massives d'emplois dans les secteurs moins productifs de l'économie (construction et immobilier) ont permis d'accroître fortement la productivité agrégée de l'économie. Le fait que les destructions d'emplois aient majoritairement touché les jeunes et les moins qualifiés explique également cette hausse apparente de la productivité ».

Un constat qui doit être relativisé au regard de la productivité espagnole sur le long terme. Celle-ci avait fortement baissé au cour des années 2000, en liaison avec l'expansion incontrôlée de l'immobilier.

 La France entre Espagne et Royaume Uni

Et en France ? La France, qui se place si souvent dans la moyenne européenne -sur les dernières années, la croissance de l'UE correspond à celle de l'économie française- se situe, s'agissant des dernières années,  entre ces deux archétypes, britanniques et espagnol. La productivité a continué de progresser depuis 2008, mais aussi l'emploi, très faiblement. A la suite de la crise de 2008, les entreprises ont beaucoup moins taillé dans leurs effectifs que ne le laissait supposer l'évolution de leur activité. D'où une bonne résistance de l'emploi, relativement aux autre pays, mais aussi sa très faible progression une fois la croissance -certes très modeste- revenue. Les employeurs «en avaient sous le pied », et n'avaient nullement le besoin d'embaucher. Les politiques économiques menées en France ont eu récemment des effets ambigus. Les 35 heures ont pu contribuer à accroître la productivité horaire -on travaille plus intensément sur une semaine plus courte-  de même que la forte hausse du smic au début des années 2000, décidée par le ministres des affaires sociales d'ailleurs, François Fillon: elle a contribué à détruire ou empêcher la création de nombreux "petits" jobs. D'où une France plutôt productive, mais avec au prix d'un taux de chômage élevé

 Seule l'économie américaine combine croissance de la productivité et de l'emploi

En fait, comme le montre le graphique ci-dessus, seuls deux grands pays parviennent à combiner apparemment, sur la période récente, hausse l'emploi et de la productivité, à augmenter leur efficacité productive sans tailler sauvagement dans les effectifs salariés : l'Allemagne et les Etats-unis. Encore faut-il relativiser la situation de l'Allemagne. Notamment si on la compare à celle de la France. Les structures économiques sont différentes : l'industrie, où se réalisent surtout les gains de productivité, pèse deux fois plus lourd Outre Rhin. Nos voisins ont fait, apparemment, un peu mieux que nous en termes d'efficacité productive, en réalité, compte tenu du poids de leur industrie, ce n'est guère mieux. Quant à la hausse de l'emploi, elle est bien sûre liée à une croissance économique supérieure, depuis 2008. De 2008 à 2014, le PIB allemand a crû au total de 4,2%, une croissance double de celle de la France (+2%).

Évolution de la productivité par rapport au niveau américain

Productivité horaire du travail. Source: Conference Board, France Stratégie

En fait, le vrai modèle combinant hausse de l'emploi et de la productivité est celui de l'économie américaine. D'où le choix souvent fait de prendre le niveau américain de productivité comme référence (graphique ci-dessus). L'importance de la high tech n'y est pas pour rien, souligne France Stratégie. De même que le dynamisme entrepreneurial, et le processus cher à Schumpeter de « destruction créatrice ».
L'auteur de l'étude, Arthur Sode, souligne le décrochage récent de la France par rapport au niveau américain -même si, au vu du graphique, il est tentant de le relativiser-, et avance une explication:

La comparaison avec les États-Unis révèle que les entreprises françaises ne sont pas pleinement entrées dans l'ère du numérique. Relativement à leurs consœurs américaines, elles ont insuffisamment investi dans les technologies de l'information et de la communication. Autre différence, alors qu'une partie importante des gains de productivité aux États-Unis a été réalisée à travers le renouvellement du tissu productif (disparition des entreprises les moins productives et croissance des plus productives), la France n'a pas connu une telle intensité de son processus de destruction créatrice.

France Stratégie évoque un phénomène dit « d'efficience allocative, qui consiste en ce que " les entreprises les plus productives grossissent en attirant capitaux et travailleurs, tandis que les moins productives voient leur poids relatif diminuer ou même disparaissent ". Ce mouvement est "une source de productivité agrégée majeure" souligne l'auteur de l'étude.

Mais entre créations d'emploi en tous genres, pour tenter de faire baisser rapidement le chômage - et donc baisse de la productivité-  et recherche d'efficacité économique à long terme, gage de future croissance , François Hollande penche à l'évidence pour la première solution...