Sauvegarder la libre circulation des personnes en Europe

Par Hans-Werner Sinn  |   |  1283  mots
Hans-Werner Sinn.
La question des migrations constitue l'une des plus importantes préoccupations des citoyens de l'Union européenne. De fait, l'UE aurait tout intérêt à mettre un terme à cet effet d'aimant que suscite la protection sociale. Sinon, elle finira par se désintégrer. Par Hans-Werner Sinn, président de l'Ifo.

Mené le jour même du référendum sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne, un sondage YouGov a révélé que les migrations constituaient la problématique la plus importante pour les partisans du « Leave », juste derrière leur préférence générale pour l'indépendance elle-même. Pour autant, ceux qui qualifient de xénophobes les partisans du Brexit échouent à comprendre la véritable nature du problème. En effet, grâce au Commonwealth, le Royaume-Uni constitue l'un des pays les plus ouverts d'esprit qui soient au monde. Accuser les Britanniques d'être xénophobes, entre tous les peuples de la planète, s'avère tout à fait absurde.

En réalité, l'issue du référendum constitue le reflet d'une critique légitime à l'égard de la conception de l'UE, qui repose très largement sur l'existence de frontières ouvertes sur le monde extérieur, ainsi que sur une combinaison entre la libre circulation des personnes et ce que l'on appelle sur le plan interne le principe d'inclusion. L'UE aurait ainsi tout intérêt à considérer ce vote britannique de défiance comme une opportunité susceptible de lui permettre de modifier profondément ses règles en matière de migrations.

Nier la question des migrations expose à un choc sévère

L'ancien Premier ministre David Cameron a eu raison de réclamer davantage de concessions dans la limitation de la libre circulation des citoyens de l'UE. Et, dans son propre intérêt, il s'agirait aujourd'hui pour l'UE de mettre en œuvre les demandes de Cameron, précisément en reportant l'intégration des travailleurs migrants de l'UE aux différents systèmes de solidarité sociale des États d'accueil. Si l'UE se refuse à mettre un terme à cet effet d'aimant que suscite la protection sociale, elle finira par se désintégrer, dans la mesure où la question des migrations constitue la plus importante préoccupation des citoyens dans la majeure partie de l'Union. Les partis politiques qui nient cette réalité s'exposent à un choc sévère.

Le problème de fond réside dans un trilemme insoluble. Il est en effet impossible d'honorer tout à la fois les objectifs de l'UE suivants : libre circulation interne, protection sociale, et inclusion des migrants dans le système de solidarité des pays d'accueil.

À l'heure actuelle, lorsqu'un citoyen de l'UE quitte son pays pour s'installer dans un autre État de l'UE, il est très rapidement intégré au système de protection sociale de ce dernier. Ceux qui ne sont pas en mesure de travailler peuvent espérer, au plus tard après cinq ans, bénéficier pleinement de prestations sociales financées par le contribuable. Ce délai d'accès est parfois plus court, en fonction du droit national, et dans certains cas en fonction des juridictions.

Allocations bien supérieures au salaire de l'ouvrier bulgare ou roumain

En Allemagne, en vertu d'une décision rendue par le Tribunal social fédéral du pays, les citoyens de l'UE en quête d'un emploi, et ne parvenant pas à en décrocher un, sont immédiatement en droit de bénéficier des prestations prévues par la loi Hartz IV (chômage et solidarité), d'une couverture maladie gratuite, ainsi que d'une prise en charge des loyers lorsque la classification du logement le permet. Ils peuvent également percevoir des allocations familiales pour tous leurs enfants, même lorsque ces derniers vivent encore dans leur pays d'origine auprès de leurs grands-parents. Ceux qui travaillent à leur compte sont immédiatement éligibles à des prestations Hartz IV supplémentaires, à une aide au logement, ainsi qu'à des allocations familiales (qui, dans le cas d'une famille de cinq enfants, atteignent 1.018 euros par mois - bien au-dessus du salaire net moyen d'un ouvrier bulgare ou roumain).

Si elles demeurent inchangées, les règles régissant l'accès aux systèmes nationaux de solidarité viendront éroder les États-providence de l'UE, dans la mesure où les pays les plus généreux supporteront de plus en plus la charge que représente la lutte contre la pauvreté. Les États-providence les mieux développés, en direction desquels se ruent les populations pauvres, pourraient alors commencer à se livrer une compétition ruineuse sur le terrain de la dissuasion, et les populations locales descendre dans la rue afin de défendre « leurs » avantages.

Sans compromis sur l'inclusion, l'instabilité sociale empirera

Une telle issue ne pourra être évitée qu'à condition de restreindre soit la libre circulation, soit le principe d'inclusion. Il incombe par conséquent à l'UE d'admettre l'existence d'un nécessaire compromis entre qualité de l'État-providence, liberté de circuler, et enfin inclusion, pour ensuite décider de ce qui peut être sacrifié.

La meilleure option consisterait à restreindre le principe d'inclusion des migrants de l'UE, dans la mesure où la limitation de l'ampleur et de la portée de l'État-providence ne ferait qu'alimenter l'instabilité sociale. Quant à la possibilité de restreindre la mobilité, il y aurait là une violation de l'une des libertés fondamentales de l'UE.

La restriction du principe d'inclusion ne doit pas nécessairement poser de difficultés, dans la mesure où tous les États de l'UE satisfont aux contraintes de l'acquis communautaire (ensemble du corpus juridique de l'UE), et garantissent un minimum de protection sociale. Ainsi, dans le cas des prestations sociales non justifiées - avantages fiscaux financés par le contribuable et octroyés dès les premières années au sein du nouveau pays de résidence - le principe d'inclusion devrait céder la place au principe du pays natal. Au sein des États d'accueil, les immigrants pourraient ne bénéficier que d'avantages justifiés par le versement de primes liées à des coûts, dans le cadre d'un système d'assurance.

Distinguer migrants persécutés et migrants économiques

Par ailleurs, il est nécessaire que l'UE verrouille ses frontières extérieures. Son marché du travail, ses infrastructures, son système juridique et ses prestations sociales constituent autant de bien collectifs précieux, qui ne sauraient être mis à la disposition d'une consommation par des migrants économiques en provenance des quatre coins du monde. Ceux qui considèrent qu'une société libérale exige l'ouverture totale des frontières échouent à comprendre que la protection de la propriété constitue un prérequis à la liberté.

Intervient néanmoins un impératif humanitaire, qui nécessite que l'asile soit accordé aux personnes politiquement persécutées, et que ces personnes soient intégrées au système de solidarité. En revanche, la nécessité d'opérer une distinction entre d'une part les personnes tombant dans cette catégorie (qui représentent à peine 0,7% de l'ensemble des demandes traitées en Allemagne) et d'autre part les migrants purement économiques exige la mise en place de procédures de demande, et si nécessaire de camps de transit, lieux au sein desquels des décisions peuvent être prises en dehors des frontières de l'UE.

Ceux qui concentrent uniquement leur réflexion sur les discours nationalistes agressifs, entendus ici et là dans la campagne britannique du "Leave", échouent à saisir une plus large vérité. À moins que l'UE abandonne le principe d'inclusion, ce type de discours se fera de plus en plus bruyant - rendant inévitables de nouvelles sorties hors de l'UE.

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Traduit de l'anglais par Martin Morel

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Hans-Werner Sinn, professeur d'économie à l'Université de Munich, a été président de l'Ifo Institute for Economic Research, et compte parmi les membres du Conseil consultatif du ministre allemand de l'économie. Il a publié dernièrement The Euro Trap: On Bursting Bubbles, Budgets, and Beliefs.

© Project Syndicate, 2016.
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