Rapport Lescure : entre compromis, symboles ... et nouvelles taxes

Par Delphine Cuny  |   |  1369  mots
Pierre Lescure et Aurélie Filippetti. Copyright Thibaut Chapotot / MCC.
Pierre Lescure a présenté ce lundi avec la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, son fameux rapport sur « l'acte II de l'exception culturelle. » Il propose de supprimer Hadopi et de confier au CSA les amendes contre les pirates, mais aussi d'assouplir les fenêtres de diffusion des films. Et bien sûr quelques nouvelles taxes...

« L'opposition entre culture et numérique est artificielle et mortifère » affirme Pierre Lescure. L'ancien patron de Canal Plus a présenté ce lundi au ministère de la Culture et de la Communication le rapport sur «l'acte II de l'exception culturelle » que lui avait confié la ministre, Aurélie Filippetti. Un rapport de près de 400 pages incluant 80 propositions (voir ici) visant à adapter la réglementation des industries culturelles aux bouleversements créés par le numérique, un exercice au demeurant assez réussi d'équilibre, de compromis et de donnant-donnant. Pierre Lescure a d'emblée confirmé la proposition la plus symbolique : la disparition de la Haute autorité pour la diffusion des ?uvres et la protection des droits Internet (Hadopi) et le maintien du dispositif de « réponse graduée » (succession d'avertissements) contre le piratage, dans une forme « allégée et aménagée. » Concrètement, le rapport préconise de supprimer la fameuse coupure de l'accès Internet, qui n'a jamais été appliquée mais avait suscité le plus de critiques, et de la remplacer par une amende au montant fortement réduit, ramené de 1.500 euros (maximum) à 60 euros. « Il ne semble pas souhaitable de maintenir une autorité administrative indépendante dont l'activité se limiterait à la lutte contre le téléchargement illicite » écrit le rapport. On sait que l'équipe de François Hollande voulait supprimer cette création de Nicolas Sarkozy. Les missions de l'Hadopi, dont la présidente Marie-Françoise Marais se « réjouit des recommandations de consolidation et d'évolution des missions » dans un communiqué magistral, seraient confiées au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), qui deviendrait « le régulateur de l'offre culturelle numérique » selon le rapport (propositions 56 et 57). Un membre de la mission confie que la mesure pourrait générer « des économies de plusieurs millions d'euros » (le budget 2013 de l'Hadopi s'élève à 9 millions d'euros).

Ne pas attendre que Netflix et Amazon débarquent
Attendue, la suppression d'Hadopi, symbole de la lutte anti-piratage, semble faire plutôt consensus, même dans les milieux de la culture. Ainsi, la Sacem (société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) considère que « confier l'ensemble de ces missions à une seule instance, le CSA, est une solution pragmatique et efficace. » En revanche, le Syndicat national de l'édition phonographique (Snep) qui représente les maisons de disque, a manifesté son mécontentement, fustigeant le faible montant de l'amende qui « décrédibilise sérieusement la pertinence de l'ensemble de l'édifice » de la réponse graduée. La ministre de la Culture a déclaré que l'abandon de la coupure Internet comme sanction serait mise en ?uvre très rapidement, « en priorité. » En parallèle, pour améliorer l'offre légale de contenus en ligne, Pierre Lescure propose d'assouplir significativement la fameuse « chronologie des médias » qui régit les fenêtres de diffusion des films après leur sortie en salles (chaînes payantes, vidéo à la demande, chaînes gratuites etc), en avançant celle de la vidéo à la demande (VàD) à trois mois (contre quatre aujourd'hui et six mois en 2008) et à 18 mois celle de la VàD par abonnement, à la Netflix, encore peu développée en France (Canal Play Infinity, VideoFutur, Jook Video) contre 3 ans actuellement : « 36 mois c'est une éternité sur Internet. Exhorter le public à la patience c'est le pousser dans les bras du piratage » a lancé Pierre Lescure, qui a appelé les professionnels à en discuter autour du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), « sans attendre que Netflix ou Amazon arrivent... » Il suggère aussi de limiter, voire interdire, les périodes où les films sont interdits de vidéo à la demande pendant une fenêtre de diffusion à la télévision et d'assouplir aussi le calendrier pour les films à petit budget ou ayant mal fonctionné en salles. Il invite également les chaînes à diffuser plus rapidement les séries américaines, sans attendre 18 mois après leur passage aux Etats-Unis, en accélérant la numérisation des processus de transmission (propositions 7, 8 et 9).

Taxe sur les smartphones, tablettes, TV connectées, ordinateurs etc ?
L'autre versant important concerne la fiscalité et le financement des industries culturelles, ou « créatives » qui représentent « près de 3% du PIB et autant d'emplois » a souligné la ministre. « L'objectif n'est pas de créer de nouvelles taxes » a affirmé Pierre Lescure. Mais son rapport en propose pourtant une flopée ! Par exemple, il propose d'étendre la taxe sur les éditeurs de services de télévision aux recettes de publicité issues de la télévision de rattrapage (proposition 44), d'essayer d'appliquer la taxe imposée sur la vidéo à la demande aux services gratuits financés par la publicité, comprendre YouTube et consorts, aux services non installés en France (Amazon, iTunes) et même aux constructeurs de « terminaux connectés » (proposition 45). Ces derniers sont particulièrement visés : le rapport propose en effet aussi la création d'une « taxe sur les appareils connectés permettant de stocker ou lire des contenus culturels », smartphones, tablettes, mais aussi TV connectées et ordinateurs, indépendamment de la capacité de stockage (proposition 48). La ministre a minimisé ce qui serait « une contribution extrêmement faible », de l'ordre de 1%. « C'est un peu la redevance TV sur les ordinateurs qui revient par la fenêtre » ironise un professionnel du secteur. « Plus simple à mettre en ?uvre et plus facile à justifier qu'une taxe sur les moteurs de recherche ou la pub en ligne » ne cache pas le rapport. « En proposant une taxe sur la vente de tous les appareils connectés, le rapport ne propose rien d'autre qu'une nouvelle taxation massive (un taux de 1% rapporterait 86 millions d'euros) et aveugle, car sans considération de l'usage réel des appareils visés » a dénoncé l'association de consommateurs CLCV.

« Aucune taxe arbitrée » corrige Bercy
« Cette proposition astucieuse pourrait se substituer à d'autres mesures fiscales ou parafiscales existantes » nuance-t-on à Bercy, comme la redevance copie privée, voire la redevance TV à terme. Le rapport Lescure propose d'ailleurs une réflexion sur le système de la rémunération pour copie privée (disques durs, baladeurs, etc) en prévision de l'évolution des usages, à l'ère de l'accès « n'importe quand, sur n'importe quel support » et de la lecture en flux (streaming), par le « cloud. » Mais « ce sont des propositions. Aucun arbitrage n'a été rendu sur de nouvelles taxes » insiste-t-on à Bercy. « On ne peut d'un côté dire qu'on ne veut plus râper sur les internautes et les racketter de l'autre » observe un bon connaisseur du dossier. Les taxes proposées ne concernent pas que les ménages. La Fédération française des télécoms (FFT) a stoïquement salué le travail de la mission Lescure tout en se disant « très attentive » à ce que toute évolution se fasse « à enveloppe constante », car le rapport préconise une refonte de la taxe sur les services de télévision que les fournisseurs d'accès paient (dans les 150 millions d'euros annuel), au profit d'une taxe sur le chiffre d'affaires. S'il est précisé que le taux serait calculé « de manière à ne pas alourdir la pression fiscale qui pèse sur eux », le rapport évoque aussi dans la proposition suivante (47) d'élargir ladite taxe (TST-D dans le jargon) afin de prendre en compte l'ensemble des services audiovisuels. Free, mais aussi SFR, ont contourné le dispositif en créant une option TV dans leurs abonnements ADSL pour minorer leur contribution. « Ce ne serait pas compatible avec l'engagement du Président de la République de ne pas créer de nouvelles taxes sur les télécoms qui ne soient affectées au secteur » analyse un haut fonctionnaire. Maintenant, « ces propositions doivent être analysées et discutées » souligne le ministère de la Culture. « Pierre Lescure s?est montré assez habile, en soumettant des propositions « gouvernables » et en jouant de ses qualités de médiateur » observe un participant au comité de pilotage interministériel. L?ancien patron de Canal Plus a lui-même confié espérer que 60% à 70% de ses propositions soient retenues? Mais seront-elles les plus importantes ou les plus anecdotiques ?