L'Europe se réarme pour contrer la domination numérique américaine

Par Natasha Laporte  |   |  1153  mots
(Crédits : Georges Vignal/La Tribune)
Est-ce un sursaut, enfin, du Vieux continent dans la bataille technologique mondiale face aux géants américains ? Avec son récent paquet législatif, il riposte en tout cas en tentant de mieux maîtriser les risques des révolutions technologiques actuelles. Reste qu'à l'heure où l'essor de l'intelligence artificielle qui bouscule les enjeux, plusieurs maillons font encore défaut pour passer à une offensive opérationnelle. C'est ce qui ressort d'une série de débats qui se sont déroulés dans le cadre de l'édition 2024 de Tech for Future, organisée le 28 mars par La Tribune.

« L'Europe s'est enfin réveillée ! », entonne Catherine Morin-Desailly, sénatrice de Seine-Maritime. « Mais il y a encore tellement à faire », soupire celle qui a fait de la souveraineté numérique son cheval de bataille. Dans la course technologique, terrain d'affrontement mondial pour la domination par l'économie et l'information, le Vieux continent, face aux big tech, accuse de multiples retards. Certes, « avec le Covid puis la guerre en Ukraine, nous nous sommes rendu compte de nos dangereuses dépendances et qu'il était important de réagir. Et nous réagissons en effet par toute une série d'actions réglementaires ».

De fait, l'Europe s'est dotée d'un arsenal de lois, du Digital Market Act (DMA), qui vise à réguler les monopoles des géants technologiques, au Digital Services Act (DSA) qui, lui, cherche à contrôler les contenus illicites sur des plateformes - les deux venant d'entrer en vigueur -, jusqu'à l'AI Act, pour maîtriser les risques liés à l'intelligence artificielle (IA).

« Mais il ne faut pas être que dans le défensif, il faut être aussi à l'offensive ! », insiste Catherine Morin-Desailly. Concrètement, pour reprendre le destin numérique européen en main, il s'agit de « mener une politique industrielle qui nous a fait défaut depuis tant d'années, tant au point de vue des infrastructures de réseaux que du cloud », dit-elle.

Vers un marché commun de la data

D'autant que l'IA est arrivée à grands pas, accélérant la course mondiale, avec la data pour nerf de la guerre. Or pour l'heure, un marché européen commun de la donnée n'existe pas... C'est justement ce que vise un autre récent volet réglementaire, le Digital Governance Act (DGA), en favorisant le partage de la donnée. « C'est une régulation offensive », considère Arno Pons, délégué général du think tank Digital New Deal. Et elle est clé. « Quand les Américains ou les Chinois créent une start-up, ils ont de facto un marché mondial. Nous, c'est 27 fois qu'il faut faire le marché : nous n'avons jamais de géant parce que nous n'avons pas ce marché commun de la donnée », explique-t-il. « Mais les Etats doivent aussi s'interroger sur ce qu'est la donnée hyperstratégique et hypersensible, pour laquelle il faut assumer des choix forts tels que de ne pas la confier à des extra-européens », renchérit Catherine Morin-Desailly. « Derrière, il y a tout un potentiel de développement. Le cloud est un gigantesque marché de demain », précise celle qui plaide pour un Buy European Act et appelle, dans le cadre de la commande publique, à « faire appel à nos propres entreprises pour gérer la donnée ».

Investir dans la puissance de calcul

Toujours est-il que pour l'heure, l'écosystème de la tech en Europe connaît des dépendances majeures, puisque les Américains y captent 70 % du marché du cloud et que le Vieux continent ne produit que 10 % des puces et des semi-conducteurs nécessaires à l'IA. « Les grands acteurs du cloud sont les sociétés américaines. On ne peut pas nier cette réalité, mais il faut voir comment on travaille avec eux et comment on développe notre propre puissance de calcul à l'échelle européenne et française », affirme Anne Bouverot, coprésidente du Comité interministériel de l'IA générative. Entité qui vient de rendre un rapport ambitionnant de faire de l'IA le moteur de l'économie tricolore et qui recommande d'y investir 5 milliards d'euros par an d'ici à 2030 pour ne pas décrocher. « Il faut investir dans de la puissance de calcul, dans les semi-conducteurs, dans l'accès aux données, également », martèle-t-elle.

Financer le passage à l'échelle

La France, d'ailleurs, n'est pas sans atouts, notamment ses talents ainsi que ses quelques pépites qui veulent jouer dans la cour des grands, tels Mistral AI. « On arrive à lever un peu d'argent pour ces entreprises, mais il faudrait en lever beaucoup plus », relève cependant Anne Bouverot. « Dans la cybersécurité, on fait face à une génération d'entreprises qui ont levé des séries A ou des séries B et qui vont arriver dans des séries plus avancées. La question se pose : comment vont-elles les financer ? », abonde Jean-Noël de Galzain, fondateur et président de Wallix ainsi que de la fédération professionnelle des acteurs européens de la cybersécurité Hexatrust. Là aussi, les grands fonds sont américains... Alors, pour investir dans le passage à l'échelle des start-up, l'enjeu, pour ce dirigeant, est de trouver « des modèles économiques gagnants-gagnants », de même que « d'utiliser la commande publique en France et en Europe au service du développement de nos ETI industrielles et nos grands groupes de demain ».

L'épineuse mise en application

En attendant nos futurs champions, que le commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton, intervenu également lors de Tech for Future, voit émerger d'ici à cinq ou dix ans, le marché des capitaux s'annonce comme le prochain chantier européen. L'organisation d'un marché intérieur est en tout cas d'ores et déjà lancée avec la récente réglementation. Comment ne pas manquer ce tournant ? « D'abord en appliquant les textes. Je me félicite que la Commission ait déjà lancé six actions en violation du DMA contre trois acteurs. C'est un signe de crédibilité », estime Benoît Coeuré, président de l'Autorité de la concurrence. Reste la question de son interprétation et de sa mise en application qui, pour l'heure, ne font pas l'unanimité, comme l'a montré la suppression par Google de son Maps de la page d'accueil de son moteur de recherche, liée à l'entrée en vigueur du DMA, et qui n'améliore pas l'expérience numérique. Reste aussi à aller vite face à la vague IA. C'est bien le cas, assure Benoît Coeuré. « Un avis va sortir en juin sur des sujets concrets », indique-t-il. Et des actions sont d'ores déjà engagées, à l'instar d'une récente sanction, à hauteur de 250 millions d'euros, infligé à Google « pour ne pas avoir permis aux éditeurs de presse l'opt-out de l'utilisation de leurs articles sur Bard, un service d'IA ».

Enfin, si la volonté est là, encore faudrait-il, pour peser sur l'échiquier numérique mondial, construire « une doctrine technologique et politique, à grande échelle, au niveau européen », avance le président du Conseil national du numérique, Gilles Babinet. « Un peu comme l'Otan est un système d'armes intégré », résume cet entrepreneur et ancien "digital champion" auprès de la Commission européenne. Pour ce faire, il faut une Europe politique unifiée à la place des visions antagonistes. « Si nous ne sommes pas capables de comprendre cela, nous allons nous faire déclasser de l'Histoire... », avertit ce spécialiste.

Retrouvez ci-dessous en vidéo la table ronde « IA et cloud : quelle souveraineté numérique européenne ? »