Le début de la fin pour le logiciel propriétaire ?

Par Sylvain Rolland  |   |  990  mots
La semaine dernière, un amendement de Delphine Batho à la loi numérique a été adopté pour "encourager" l'usage des logiciels libres dans l'administration. D'autres amendements veulent désormais le rendre obligatoire.
Alors que le débat sur la loi numérique d’Axelle Lemaire s’ouvre à l’Assemblée nationale, les partisans du logiciel libre en open source, soutenus par une poignée de députés de la majorité, tentent d’imposer son usage dans l’administration. Plus souple, plus sûr face aux intrusions malveillantes, et moins cher, il présente de nombreux avantages. Mais les professionnels du secteur du logiciel craignent un impact massif sur leur secteur.

Les partisans du logiciel libre sont-ils sur le point de gagner leur combat ? Bien qu'il soit encore trop tôt pour le dire, ils ont en tout cas réussi à replacer le sujet au cœur des débats sur le projet de loi numérique d'Axelle Lemaire, examiné par l'Assemblée nationale à partir de ce mardi.

Contrairement aux logiciels dits propriétaires comme la suite Office de Microsoft ou le Mac OS d'Apple, le code source des logiciels libres est ouvert (on parle d'open source). Ce qui permet à chacun de s'en emparer pour l'examiner dans le détail et l'améliorer en permanence. Cette transparence le protège aussi des intrusions malveillantes.

Même si la promotion du logiciel libre faisait partie de la stratégie numérique du gouvernement dévoilée l'été dernier, la loi numérique d'Axelle Lemaire n'était pas censée légiférer sur le sujet. En cause : l'opposition farouche des éditeurs de logiciels, qui refusent catégoriquement que l'Etat favorise dans la loi un type de solution plutôt qu'un autre.

Ainsi, la première version de la loi numérique d'Axelle Lemaire n'abordait pas du tout le sujet. Les partisans du « libre » s'étaient alors mobilisés lors de la consultation citoyenne. Ils réclamaient que le gouvernement impose aux administrations le recours obligatoire aux logiciels libres. Avec un grand soutien populaire à la clé... mais une fin de non-recevoir de la part du gouvernement. La raison ? Le "risque constitutionnel" d'une telle préférence, selon les mots d'Axelle Lemaire.

L'offensive de Delphine Batho

Clap de fin ? Pas du tout. La semaine dernière, en Commission des Lois, Delphine Batho et une vingtaine de députés socialistes sont revenus à la charge. Avec une offensive en deux temps. D'abord, faire adopter l'amendement CL 393, qui stipule que les services de l'Etat doivent "encourager" l'utilisation des logiciels libres et des formats ouverts par les administrations.

L'amendement, qui a bénéficié du soutien d'Axelle Lemaire, la secrétaire d'Etat au numérique, a été adopté.

La deuxième étape se joue cette semaine, lors de l'examen du texte en séance. Forte de son premier succès, Delphine Batho, toujours elle, a déposé un nouvel amendement (583). L'objectif ? « Améliorer la rédaction » de son précédent amendement en remplaçant l'encouragement par la notion de priorité. "Les formats ouverts sont utilisés en priorité lors du développement, de l'achat ou de l'utilisation d'un système informatique", écrit-elle. Sa proposition est appuyée par trois autres amendements. Le premier vient de son collègue socialiste Christian Paul et les deux autres des groupes communiste et écologiste, représentés par André Chassaigne et Isabelle Attard.

Enjeu de souveraineté

Reste désormais à savoir si les parlementaires vont voter ces amendements ou se contenter, du moins dans un premier temps, d'un simple encouragement au logiciel libre. Pour le député PS Christian Paul, le "libre" est un enjeu de souveraineté numérique pour la France :

"Le logiciel libre est intrinsèquement transparent. Alors que les scandales d'écoutes et d'interception de données se multiplient, il semble essentiel que l'Etat, les administrations, les établissements publics et les entreprises du secteur public privilégient des outils dont elles peuvent acquérir la pleine maîtrise", explique-t-il.

Pour l'Etat, l'usage du logiciel libre présente aussi l'avantage d'être beaucoup moins coûteux que les solutions propriétaires. D'où son implantation progressive dans ses services, notamment depuis 2012. Comme le soulignait la circulaire Ayrault de mai 2012, le logiciel libre "permet de garantir la liberté d'exécuter le programme pour tous les usages, d'étudier son fonctionnement et de l'adapter à ses besoins, de garantir la liberté de redistribuer des copies et de l'améliorer". L'ex-Premier ministre encourageait les administrations à basculer d'un modèle "coût de licence/coût de maintenance" (celui des logiciels propriétaires) vers un modèle "coût de service" pour adapter le logiciel "aux besoins réels de l'entité utilisatrice".

Ainsi, de nombreux experts du numérique estiment que la montée en puissance des logiciels libres est un mouvement inéluctable. Depuis 2012, leur usage se démocratise, y compris pour les entreprises. Selon une étude réalisée pour le Conseil national du logiciel libre (CNLL), le secteur pèse 4,1 milliards d'euros de chiffre d'affaires (CA) en 2015, emploie 50.000 salariés et crée entre 3.000 et 4.000 postes par an. L'augmentation des revenus est impressionnante: +33% par rapport à 2012. Et les perspectives sont radieuses: le secteur devrait engendrer 6 milliards d'euros de CA en 2020 et représenter 13% du marché total des logiciels et services, contre 5% en 2012. Il reste toutefois très minoritaire : le marché du logiciel propriétaire est estimé à 50 milliards d'euros en 2015.

Les professionnels du logiciel en alerte rouge

La tentative des députés PS d'accélérer cette transformation en rendant l'open source obligatoire se heurte en outre à de nombreux obstacles. L'Association française des éditeurs de logiciels (AFDEL), qui représente l'essentiel des entreprises commercialisant des solutions propriétaires, estime que cela représenterait "un écart au principe de neutralité technologique de l'Etat". Et porterait un coup de massue au secteur du logiciel, qui se constitue "à 90%" d'éditeurs qui ont fait le choix du modèle propriétaire, et qui « seraient de facto exclus de la commande publique », pourtant cruciale.

Le Syndicat de l'Industrie des technologies de l'information (SFIB), le Syntec Numérique et 25 dirigeants d'éditeurs, dont Cegid ou Oodrive, ont co-signé l'appel. Le marché du logiciel propriétaire pèse 50 milliards d'euros en France en 2015 et pâtirait certainement d'être exclu de la commande publique.

De plus, obliger l'Etat à recourir à l'open source pourrait nécessiter de modifier aussi le code des marchés publics, qui impose la neutralité technologique de l'Etat. Le Conseil Constitutionnel pourrait donc retoquer l'initiative socialiste.

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>>> Voir l'intervention liminaire d'Axelle Lemaire à l'Assemblée nationale - Loi sur la République numérique (19 janvier 2016)