Que faire contre la haine sur Internet ?

Par Sylvain Rolland  |   |  1158  mots
L'association Respect Zone propose de transformer automatiquement chaque insulte en "emoji", mais peine à convaincre les entreprises.
Insultes, agressions, racisme, antisémitisme, homophobie, diffamation, appels à la haine… En 2015, 27% des millions de commentaires postés sur les sites d’informations et sur leurs pages Facebook ont été retirés. Soit plus d’un sur quatre. Un chiffre en constante augmentation qui pose la question des efforts à réaliser pour lutter contre la cyberviolence, à la fois à l’école et en entreprise.

200.456 insultes en un jour, soit plus de deux mots d'oiseaux par seconde. C'est le résultat d'une étude inédite, baptisée "24 heures de haine sur Internet" et réalisée par l'agence d'analyse du web Kantar Media du vendredi 22 janvier à 18h au samedi 23 janvier à la même heure. Un jour comme les autres sur la Toile. Et un chiffre qui en dit long sur l'étalage de haine qui se déverse en permanence sur Internet.

Et encore, c'est certainement bien pire en réalité. Car l'étude s'est concentrée seulement sur les commentaires publics, postés sur les sites, blogs, forums et réseaux sociaux les plus populaires, laissant de côté les commentaires privés et de nombreux autres sites.

De plus, les insultes racistes ou antisémites, qui représentent une grande part des propos injurieux, n'ont pas été pris en compte par l'agence, qui s'est limitée à une liste de 200 mots. Et pour cause : les termes "juif", "musulman" et "arabe" ne sont évidemment pas des insultes. En revanche, ils sont bien présents dans une multitude de commentaires haineux...

Recrudescence des propos racistes et des appels à la haine

"Alors qu'on pourrait penser que l'année 2015 difficile que nous avons vécus avec les attentats de janvier et de novembre aurait ressoudé les Français, c'est le contraire que l'on observe", pointe Philippe Coen, le président fondateur de l'association Respect Zone, qui lutte contre les cyberviolences.

Effectivement, le nombre de commentaires supprimés par les agences de modération ne cessent de progresser. Selon l'agence Netino, qui a pignon sur rue dans cette activité, 27% des millions de commentaires postés sur les sites d'informations et sur leurs pages Facebook ont été retirés en 2015. Soit, tout de même, plus d'un message sur quatre.

Dans le détail, les insultes représentent 22% des commentaires supprimés, suivi par les commentaires agressifs (20%), les propos racistes (19%), diffamants (15%) et les appels à la haine et à la violence (15%). Enfin, les spams, publicités, propos pornographiques ou irrespectueux envers une victime représentent 7% des retraits.

Seule consolation, les commentaires de nature homophobes sont en baisse par rapport à 2014, à 2% du total des commentaires. Il faut dire qu'ils avaient explosé cette année-là, à la suite de l'adoption du mariage du tous. Ces chiffres mettent en relief les crispations de la société française. Ainsi, les propos racistes et les appels à la haine progressent par rapport à l'an dernier.

Agir dès l'école pour changer le comportement des adultes

Face à ce constat alarmant, quelles réponses apporter ? "L'éducation est la clé pour changer les comportements sur Internet, et à terme, les comportements dans l'espace public", affirme Pascale Garreau, la responsable du programme Internet sans crainte de la Commission européenne.

Contrairement aux idées reçues, ce travail de fond doit être réalisé dans toutes les couches de la société, de l'école à l'entreprise, estime-t-elle. Du côté de l'école, le Comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté, qui dépend du ministère de l'Education nationale, coordonne de nombreux projets et actions de sensibilisation. Des guides d'information pour aider les encadrants existent, et de nombreuses associations, comme le réseau Canopé, E-Enfance ou encore l'Observatoire international de la violence à l'école, mènent des actions de sensibilisation et d'aide aux victimes dans les collèges et lycées.

Mais le problème de fond perdure. En 2013, 40% des jeunes ont admis avoir été victimes d'une agression en ligne. Tout aussi préoccupant, 48% des harcelés sont aussi des harceleurs... et un tiers des victimes refusent d'en parler, selon une étude menée par l'Education nationale. Une preuve, selon la psychanalyste Sylvie Angel, d'un véritable travail à réaliser sur le sens des mots:

"Le harcèlement par les mots, qui se décline sur Internet, est banalisé. Beaucoup de jeunes ne le prennent pas au sérieux car ils ne mesurent pas le poids des mots. La plupart des harceleurs disent qu'ils agissent "pour rire", explique-t-elle.

Les entreprises peu sensibilisées

Ces comportements se retrouvent aussi dans le reste de la société, chez les adultes. D'où la nécessité de les "éduquer" par le biais de l'entreprise. Car les sites fréquentés par des adultes, comme lemonde.fr, où les commentaires ne sont accessibles qu'aux abonnés, sont autant touchés par les propos haineux que les réseaux sociaux pour ados. Jérémie Mani, le directeur de Netino, en a lui-même fait l'expérience. En début d'année, il a reçu des menaces de mort. Il s'avère qu'elles provenaient d'un retraité vivant dans le Sud de la France. Sa justification ? "C'était pour rire"...

L'association Respect Zone, qui se revendique "indépendante, apolitique, désintéressée et non-religieuse", a donc décidé de s'attaquer au problème par les deux bouts. Elle propose aux écoles et aux entreprises de s'engager contre les cyberviolences via un label et une charte. Son pari ? "Sensibiliser et informer les élèves comme les employés permettra de diminuer les actes sur le long terme", affirme Philippe Coen.

Pourquoi pas. Pour l'heure, les résultats sont mitigés. Six établissements scolaires ont adhéré, mais l'association patine encore avec les entreprises. "Il nous faudrait convaincre les associations professionnelles de s'intéresser à ce sujet, de manière à ce qu'elles puissent inciter leurs membres à faire de même", explique-t-il. Et ainsi toucher une large part de la population aux conséquences des cyberviolences.

Remplacer les insultes par des emoji

Respect Zone aura peut-être davantage de succès avec sa deuxième initiative, l'action "Licornes vs Haters". Il s'agit d'inciter les fournisseurs de services sur Internet, comme les réseaux sociaux, forums, blogs et médias destinés aux adolescents, de remplacer chaque insulte par des émoji "kawaï" : des licornes, petits cœurs, arcs-en-ciel et autres symboles très prisés par les jeunes.

En plus de bloquer les cyberviolences en transformant une insulte raciste ou homophobe en un mignon défilé de personnages enfantins, ce système permet de ridiculiser les agresseurs, ce qui les oblige à s'auto-modérer. "C'est une façon virale et décalée de sensibiliser tous les adolescents et de les dissuader de commettre de telles offenses", indique l'agence de communication JWT, qui promeut le projet.

Pour l'heure, les grands services prisés par les ados comme Snapchat, Facebook ou le forum rencontres-ado, ne se sont pas montrés intéressés. "Ce serait pourtant très facile à mettre en oeuvre techniquement, surtout pour une opération coup de poing d'une semaine ou d'un mois, mais ces acteurs sont difficiles à convaincre, en partie car des sites comme Facebook ont déjà leur propre politique vis-à-vis des propos injurieux", indique l'agence.

D'autres n'y ont aussi pas intérêt, la liberté des propos tenus, y compris leur excès, leur assurant une audience qui sait qu'elle pourra "se lâcher".