StopCovid contre Apple : la neutralité des terminaux comme outil de notre souveraineté numérique  ?

Par Sophie Primas  |   |  920  mots
Sophie Primas est sénatrice (LR) des Yvelines et présidente de la commission des Affaires économiques. (Crédits : DR)
Le Parlement doit se prononcer, les 28 et 29 avril, sur la question du traçage numérique pour accompagner le déconfinement. Alors que l'application développée par le gouvernement pourrait se heurter à des refus d'Apple et de Google, Sophie Primas, la présidente de la commission des Affaires économiques du Sénat (LR), appelle à la mise en place d'un principe de neutralité des terminaux. A ses yeux, il s'agit d'un moyen puissant, pour la France, de moins dépendre de ces géants américains du Net.

La tragique crise sanitaire que nous vivons est un puissant révélateur de nos faiblesses industrielles. Force est de constater l'absence de capacités de production française de certains équipements sanitaires essentiels à la lutte contre la pandémie, même si de nombreuses entreprises ont redéployé leur activité en un temps record, dans un élan solidaire qu'il faut saluer. S'agissant du numérique, notre dépendance, au quotidien, à des outils non-européens est, elle, devenue plus importante que jamais.

C'est sur Google, Facebook ou Twitter que nous recherchons les informations, sur les systèmes d'exploitation d'Apple et de Google que nous surfons... Si Amazon fait face à de véritables concurrents en France, cette situation fait figure d'exception sur les différents marchés européens dominés par les géants du numérique. Le risque que cette domination ne ressorte renforcée de cette crise est bien réel. Or, cette domination a des conséquences très concrètes dans la lutte contre la pandémie.

Une tragique impuissance numérique

Dans un élan de souveraineté numérique, l'Etat a décidé de développer sa propre application en vue d'accompagner le déconfinement. Ce projet, StopCovid, fait l'objet de nombreux espoirs mais de aussi d'interrogations légitimes, tant au regard des risques sur la protection de la vie privée que, plus simplement, sur son efficacité sanitaire potentielle. Le risque existe bel et bien - ce que concède volontiers le gouvernement -, que du temps et de l'argent publics soient consacrés à un dispositif inefficace et qui pourrait nourrir la défiance des citoyens envers l'Etat. Le Parlement en débattra et se prononcera dans les prochains jours.

Mais un autre point, plus discret et pourtant tristement révélateur, doit attirer notre attention. Le secrétaire d'Etat chargé du numérique Cédric O a récemment admis que la mise en œuvre de ce projet pourrait se heurter à des refus de la part des deux géants Apple et Google de lever certaines barrières techniques de leur système d'exploitation. La firme à la pomme refuserait d'autoriser que le bluetooth fonctionne lorsque l'application n'est pas active, autrement dit, lorsque le téléphone est dans notre poche ou dans notre sac ... ce qui nuirait évidemment à son efficacité !

Les deux acteurs conditionneraient l'accès à la fonctionnalité de traçage numérique qu'ils sont en train de développer à l'utilisation d'un protocole maison « décentralisé », interdisant la centralisation des données, alors même que l'application en cours de développement par le gouvernement reposerait justement sur un protocole centralisé !

Plus que de faiblesse, c'est de tragique impuissance dont il est ici question. L'Etat est contraint de négocier avec des firmes qui sont désormais plus puissantes que lui. La puissance publique se retrouve ici dans la position de n'importe quel développeur d'applications face au duopole Apple/Google. Le terme utilisé depuis longtemps par le Sénat de « colonie numérique » prend ici tout son sens. La mise en place d'un outil de lutte contre le virus dépend du bon vouloir de firmes qui sont en capacité aujourd'hui de dicter leurs conditions à l'Etat et même de le « challenger » avec une solution concurrente... Ce chantage est, d'un point de vue démocratique, proprement inacceptable ! De même que l'opacité du projet défendu par Apple et Google.

Le levier de la neutralité des terminaux

Cette situation est d'autant moins acceptable qu'elle aurait pu être prévenue si un principe de neutralité des smartphones avait été consacré... comme le Sénat l'a adopté dans une proposition de loi (1) de la Commision des affaires économiques votée à l'unanimité de tous les groupes politiques du Sénat le 19 février dernier !

L'idée de ce texte est de confier à un régulateur le soin de s'assurer que les terminaux - smartphones, objets connectés... -, et notamment les concepteurs de leurs systèmes d'exploitation (Apple pour iOS et Google pour Androïd), n'imposent pas aux développeurs de restrictions injustifiées, qui porteraient atteinte au libre choix du consommateur, sous peine d'importantes sanctions. Si ce dispositif est conçu comme un instrument de régulation économique, en vue de favoriser la concurrence et le libre choix des consommateurs face à la domination de quelques entreprises, cette crise est l'occasion de découvrir qu'il peut également devenir un instrument de reconquête de notre souveraineté numérique.

Tirer les leçons d'une crise sans précédent

Cette crise sans précédent doit être l'occasion de tirer des leçons pour l'avenir et de mettre fin aux errements du passé. Cet épisode prouve, s'il le fallait, un élément sur lequel le Sénat n'a eu de cesse de plaider ces derniers mois : l'urgence de l'adoption d'un principe de neutralité des terminaux. Le texte adopté par le Sénat est actuellement bloqué par le gouvernement, qui ne souhaite pas son inscription à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Il devra faire l'objet d'un examen en priorité pour l'après-crise, car cela sera l'un des instruments de reconquête de notre souveraineté numérique. Cela pourrait s'inscrire dans une stratégie globale, co-écrite par le Parlement, le gouvernement et l'ensemble des forces vives, que la commission d'enquête du Sénat sur la souveraineté numérique appelait de ses vœux.

1. Proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace de Mme Sophie PRIMAS et plusieurs de ses collègues