Christine Lagarde aux femmes : "Ne lâchez rien ! "

Par Propos recueillis par Isabelle Lefort  |   |  1162  mots
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À Washington, la directrice générale du FMI garde un regard sur les Françaises, entrepreneuses et managers qu'elle a soutenues et soutiendra. Entretien exclusif.

LA TRIBUNE - Dans un entretien accordé à La Tribune&Moi alors que vous étiez " Bercy, vous avez déclaré : « La réussite n'est jamais acquise. C'est un combat perpétuel. Je suis profondément pénétrée de la nécessité d'avancer pas à pas. » Est-ce qu'aujourd'hui, à la tête du FMI, c'est toujours votre conviction?
CHRISTINE LAGARDE -
Je n'ai pas changé. On doit constamment se remettre en question. Ne jamais considérer que le succès est acquis, et qu'une fois parvenu en haut de n'importe quelle échelle, on a fait ce que l'on devait. Cette philosophie me vient de mon enfance. Mon père nous répétait « rien n'est dû, tout est devoir ». On ne peut jamais se contenter d'avoir fait le job. Chaque journée est une bataille.

Vous voyagez énormément, renforcez votre connaissance internationale. Diriez-vous que partout, dans le monde, les femmes aujourd'hui gagnent en visibilité?
Elles gagnent en visibilité, oui, mais pas partout. Dans certains pays, les femmes n'ont ni la place, ni la liberté de choix qu'elles devraient avoir. Dans des pays en transition, mais aussi dans des pays avancés, comme le Japon qui vient d'engager des vrais progrès pour permettre aux femmes d'accéder au monde du travail et d'obtenir des postes de direction dans des entreprises. Je ne parviens plus aujourd'hui à m'ôter de l'esprit le problème de l'accès à l'éducation pour les jeunes filles dans des pays comme l'Afghanistan. En Inde, la sécurité des femmes n'est pas garantie. La visibilité dans des pays avancés progresse, on le voit avec la participation des femmes aux parlements, la gestion des entreprises, mais ce n'est pas une généralité. En Chine, parmi les banquiers, les chefs d'entreprise, les cercles gouvernementaux, je ne croise pas beaucoup de Chinoises. Je n'ai jamais rencontré une femme à la banque centrale de Chine.

Ceci étant, au FMI vous vous trouvez de nouveau confrontée à un monde d'hommes. Vous avez déclaré: « À compétences égales, je privilégie toujours les femmes. [...] Pouvoir casser un peu les plafonds, c'est important. » Est-ce toujours le cas? Comment faites-vous?
Au FMI, nous avons des objectifs chiffrés de réalisation. On vient de lancer le programme de recrutement annuel des jeunes économistes talentueux. Et, de mémoire, nous allons recruter 156 femmes parmi les 306 économistes. Les objectifs chiffrés sont formidables, car ils permettent d'avancer plus vite. La France en a fait la démonstration avec le dispositif de la loi Copé-Zimmermann.

Vous avez oeuvré pour la promotion des femmes au sein des entreprises, soutenu la création de réseaux comme Financi'Elles. Comment analysez-vous les avancées dans ce domaine aujourd'hui, en France?
Depuis que je suis installée à Washington, je voyage énormément dans le monde entier, mais pas souvent en France. Ce qui ne m'empêche pas, bien sûr, d'avoir un regard et une attention pour des réseaux comme Financi'Elles. J'aimerais leur dire toute mon admiration et mon soutien pour les encourager à poursuivre la cause qu'elles défendent ; faire de la place pour les femmes et s'assurer qu'elles peuvent réaliser leur potentiel. Et les engager à se soutenir les unes les autres. C'est un des enseignements que je tire de l'environnement socio-économique aux États-Unis, les solidarités entre femmes sont fortes et efficientes. Il faut poursuivre, ne rien lâcher.

Sheryl Sandberg, directrice générale de Facebook (COO), avec qui vous vous entretenez régulièrement, publie le 11 mars son livre sur les femmes, Lean in. Quel regard portez-vous sur son combat? Quels sont vos points communs?
Je suis beaucoup plus âgée ! Et, en plus, elle est beaucoup plus fortunée que moi, ce qui lui permet de financer une fondation dont je trouve le principe formidable avec la mise en oeuvre de cursus pour apprendre aux femmes à mieux progresser dans les entreprises, négocier, se présenter ; tout ce qui peut les aider à avancer. C'est une magnifique initiative. J'ai beaucoup de sympathie pour elle. Car, quelles que soient les ambiguïtés du projet - certains lui reprochent de trop se « marketer » -, peu importe, il faut tirer parti de toutes ces initiatives. Moi, je soutiens son projet de fondation. Certains encore lui reprochent de voir le monde à travers la lorgnette d'une privilégiée, c'est vrai que les femmes du Pakistan, de Tunisie ou du Cambodge ne sont pas armées comme elle l'est. Ces femmes n'ont pas les mêmes problématiques, mais je crois que quel que soit l'endroit où l'on se trouve le combat est commun. C'est restaurer une meilleure égalité, permettre la liberté du choix de vie. C'est universel.

Votre venue est annoncée au Davos des jeunes, du 2 au 3 mai prochain, à l'université de Saint-Gall en Suisse, pourquoi, est-ce important d'y être présente ?
Je suis une fidèle. J'ai commencé à y participer il y a une quinzaine d'années. Depuis quatre ans, je n'ai pas pu m'y rendre. Mais je voulais y retourner, car c'est un rassemblement préparé, conçu, mis en place, médiatisé, uniquement par les étudiants. Il faut soutenir ce type d'événement créé par et pour les jeunes ; c'est un beau projet avec une qualité de débats supérieure à bien des forums. Cela permet de prendre le pouls. D'écouter les jeunes sur ce qu'ils pensent du développement économique, de leur avenir et de leur philosophie de la vie.

Votre mandat au FMI s'achève en juillet 2016, qu'aimeriez-vous faire ensuite ? Certains vous voient briguer les plus hautes fonctions en France... Je sais que de par votre position vous ne pouvez pas vous exprimer, mais peut-on imaginer vous voir de nouveau au service de l'Etat ?
D'abord, peut-être que le FMI aura envie que je poursuive mon mandat. C'est un mandat renouvelable. D'autres Français avant moi ont été renouvelés. En m'engageant pour la stabilité internationale, en réfléchissant et en dialoguant sur des questions économiques fondamentales qui ne sont certainement pas résolues aujourd'hui, j'ai le sentiment de servir aussi la France.

Traversons-nous seulement une crise économique, conjoncturelle, ou s'agit-il d'un changement, plus profond, de civilisation ? Auquel cas quel rôle les femmes devraient-elles jouer dans cette métamorphose?
C'est un changement plus profond. C'est d'abord une crise financière et immobilière, qu'on a appelée la grande récession, qui entre dans sa sixième année. Mais c'est aussi, au-delà, une modification des grands équilibres dans le monde, avec un renforcement du rôle des pays émergents - tels qu'on les a nommés jusqu'à maintenant -, qui prendront un rôle de plus en plus important dans l'économie, et un réexamen des valeurs et des équilibres qui vont bien au-delà de la seule équation économique. On parle de rééquilibrage macro-économique entre les différents pays. Les femmes doivent prendre l'intégralité de leur part dans cette évolution. C'est-à-dire toute leur place.