La France, incapable de se réformer. Vraiment ?

Par Jean-Christophe Chanut et Romaric Godin  |   |  1232  mots
Les retraites ont été réformées quatre fois en France en vingt ans
La France est de plus en plus considérée à l'étranger comme "l'homme malade de l'Europe". On la juge, notamment en Allemagne, sclérosée en raison des manifestations et des syndicats. Et si c'était un peu plus compliqué que ça?

 C'est un fait : l'image de la France à l'étranger se dégrade depuis plusieurs années et le « french bashing » n'est plus un exercice réservé aux éditorialistes de la presse britannique. L'Allemagne, notamment, a emboîté le pas, mais même la presse espagnole y va désormais de son lot de critiques. Désormais, la France est à présent considérée outre-Rhin comme « l'homme malade » de l'Europe, pour le reprendre le terme qui, en 2002, était attribué à l'Allemagne.

Il est cependant remarquable que ces critiques s'appuient souvent sur des clichés et des lieux communs qui ne sont pas sans rappeler ceux qui entouraient la Grèce en 2010 ou l'Italie en 2012. Des travers que n'évitent pas toujours les observateurs les plus avertis. Ainsi, Holger Schmieding, ancien du FMI et de Bank of America Merrill Lynch, aujourd'hui chef économiste de la Banque de Hambourg Berenberg n'y a pas échappé.

Auteur de l'étude Euro Plus Monitor 2013 pour le think tank Lisbon Council où est repris précisément l'idée de la « France, homme malade de l'Europe », l'économiste allemand a accordé une interview au site Euractiv où il déclare :

« le coût du travail en France est supérieur à la moyenne européenne, c'est un fait ; or les autres pays qui sont passés par là se sont adaptés, comme le Portugal. En France, c'est impossible, le moindre projet de réforme se termine par une manifestation ».

Autrement dit, la France a un coût du travail élevé et ceci s'explique par le blocage de la rue ou des syndicats. Des propos qu'il convient de passer au crible de la réalité.

Le coût du travail français est-il « supérieur » à la moyenne européenne ?

Cette question agite régulièrement le monde politique et économique français. Selon Eurostat, le coût horaire de la main d'œuvre en France dans l'industrie et les services marchands au deuxième trimestre était de 35,41 euros. C'est en effet supérieur à la moyenne de la zone euro qui se situe à 28,98 euros. Holger Schmieding a donc raison. Mais il faut pourtant relativiser ce chiffre.

D'abord, il existe des pays qui, comme la Belgique où la main d'œuvre horaire est « plus chère » que la France (41,27 euros) et qui, pour autant, ne sont pas des « hommes malades de l'Europe. » Par ailleurs, l'Allemagne, modèle absolu pour Holger Schmieding qui réclame un « Gerhard Schröder » pour la France, a également un coût horaire de la main d'œuvre (32,68 euros) « supérieur à celui de la moyenne européenne » pour reprendre les termes d'Holger Schmieding.

Mieux même : l'Allemagne accuse un coût de la main d'œuvre supérieur dans l'industrie manufacturière - qui fait la force de son modèle exportateur - supérieur à celui de la France (37,17 euros contre 37,07 euros). Autrement dit, l'argument seul du coût du travail pour expliquer la « maladie française » ne tient pas.

Les Français travaillent-ils moins et moins bien que les autres ?

Se posent bien sûr aussi les questions de productivité et de temps de travail. Le Français est plus cher, mais ce surcoût peut être moins douloureux si les salariés produisent plus de richesses. Or, la productivité de la main-d'œuvre française par heure travaillée (c'est-à-dire la richesse moyenne produite) s'élevait à 45,40 euros en 2011, d'après Eurostat.

Une performance qui se situe dans le haut du palmarès européen, puisque la moyenne des Vingt-Sept s'établit à 31,90 euros et celle de la zone euro à 37 euros. Du reste, sur ce plan, la France devance l'Allemagne (42,30 euros) ou encore la Suède (44,40 euros).

Cette forte productivité est à mettre en relation avec le temps de travail des Français. Certes, le nombre d'heures travaillées par an en France est de 1476 heures, ce qui est assez faible en Europe. Mais supérieur au chiffre allemand (1413 heures). Autrement dit, « l'homme malade de l'Europe » travaille plus et mieux que le « modèle germanique »… Là encore, la logique de Holger Schmieding en prend un coup.

Les réformes sont-elles impossibles en France ?

Pour Holger Schmieding, « le moindre projet de réforme est impossible, cela se termine par une manifestation. » Une explication du « mal français » qui semble un peu courte. Ainsi, sur les retraites, l'un des sujets de prédilection de Holger Schmieding, il est faux de dire que toute réforme est impossible. La France est même la championne des réformes - parce que, certes, aucune n'est définitive ou d'ampleur suffisante.

Avec Edouard Balladur en 1993, François Fillon en 2003, Eric Woerth en 2010 et Jean-Marc Ayrault en 2013, le pays a connu quatre grandes réformes en 20 ans. Et malgré des millions de personnes dans la rue elles ont toutes été menées à leur terme, quasiment sans concession. C'est particulièrement vrai pour celles de 2003 et 2010, tandis que elle de 2013 n'a guère mobilisé la rue. Celle de 2013 prévoit notamment un âge de départ à la retraite sans décote à 67 ans  en 2018, alors qu'en Allemagne, l'âge de départ à la retraite ne sera de 67 ans qu'en 2030 ! Alors, certes, il y a eu des manifestations, mais tout ne s'est pas « terminé » avec elles.

C'est avant tout la volonté politique qui manque

Sur la question du marché du travail, patronat et syndicats ont signé en 2008 et en 2013 des accords nationaux interprofessionnels (ANI) flexibilisant les règles en vigueur… Et ce quasiment sans manifestation, ni blocages syndicaux. Du reste, en France, si un gouvernement est décidé à imposer des réformes de cette matière, il peut, si patronat et syndicats ne parviennent pas à s'entendre, imposer une solution par la loi. Autrement dit, si la France ne se réforme pas, c'est moins en raison de « manifestations » que d'un manque de volonté politique.

Même dans la fonction publique, contrairement aux « légendes », les réformes sont envisageables, certes avec quelques cris, mais « ça passe ». On peut citer, dernièrement, la mise en place de l'autonomie des universités (gouvernement Fillon) ou la modification des rythmes scolaires (gouvernement Ayrault).

En revanche, il est exact que la grogne s'exprime quasi systématiquement lorsqu'un gouvernement tente de réformer ou de réglementer une corporation très précise. On songe aux transporteurs routiers ou aux taxis par exemple. Mais là, ce ne sont pas les salariés qui se mobilisent, davantage des « petits » chefs d'entreprise ou des indépendants.

La crainte des jeunes est, elle, bien réelle

Sur un point, toutefois, Holger Schmieding a totalement raison : il est très difficile en France d'envisager une mesure systémique d'insertion des jeunes sur le marché du Travail basée sur l'abaissement du salaire minimum ou une dérogation au droit du travail commun. Edouard Balladur, en 1994, avec son contrat d'insertion professionnelle (CIP) et Dominique de Villepin, en 2006, avec son contrat première embauche (CPE) l'ont appris à leurs dépens.

Les centaines de milliers de (jeunes) manifestants qui se sont mobilisés à ces deux reprises ont eu raison des projets. Pourquoi ? Les gouvernements de droite ont été traumatisés par le décès tragique - frappé à mort par la police - de Malik Oussekine, en 1986, en marge des manifestations contre le projet « Devaquet » sur la réforme des universités. Depuis, les gouvernements ont une peur panique de « la bavure » quand les jeunes sont dans la rue.