Dette grecque : il est temps de purger le doute

Par Olivier Lecomte  |   |  661  mots
DR
Par Olivier Lecomte, professeur de finance, Centrale Paris.

Les physiciens du début du XXème siècle, Einstein notamment, prisaient particulièrement les "Gedankenexperimenten" (expériences de pensée). En 1935, l'un d'entre eux, Erwin Schrödinger, voulant mettre en cause certaines interprétations de la physique quantique, en inventa une impliquant un félin qui devint fameuse sous le nom de "chat de Schrödinger". Sans entrer dans le détail, on retiendra que l'animal s'y trouve à la fois vivant et mort.

En 2011, les errements européens sur le sort de la Grèce ont produit une curiosité financière que l'on pourrait appeler "l'obligation Schrödinger". Le paradoxe est le suivant : d'un côté, la BCE maintient qu'il ne peut y avoir de défaut sur les obligations grecques, de l'autre les marchés appliquent à celles-ci une décote substantielle (la prime de risque a atteint 25%), qui intègre la probabilité d'un défaut. Les voilà donc simultanément vivantes (indéfectibles suivant le discours officiel) et mortes (largement décotées). Cet état paradoxal tient à ce que le discours de la BCE ne convainc plus personne car les faits rendent chaque jour la restructuration plus probable. Il n'y a guère de doute en effet que les adaptations structurelles de la société grecque (paiement de l'impôt, lutte contre la corruption, diminution des rentes, amélioration en profondeur de la compétitivité...) prendront des années voire des décennies, car ce sont les rouages intimes d'un système, les ressorts psychologiques et culturels qu'il faut changer. Peu d'espoir de voir le pays retrouver des finances publiques saines avant longtemps, sauf à imaginer un don massif à la Grèce par les autres pays, dans un geste aussi fantastiquement généreux qu'improbable. La situation est donc absurde : tout se passe comme s'il y allait avoir restructuration, mais celle-ci ne peut avoir lieu.

Jean-Claude Trichet, qui n'est pas idiot, le sait bien. On imagine que sa position s'explique par le rôle de gardien de l'orthodoxie qu'il s'est assigné : accepter le principe d'un défaut, c'est relâcher la pression sur la Grèce, c'est peut-être mettre le doigt dans un cycle de restructurations sans fin et créer une tempête sur les marchés, et c'est enfin adresser un mauvais signal aux autres pays aux finances précaires.

Toutefois, le calcul semble erroné : l'Espagne et l'Irlande ont fait du chemin, et surtout, faire durer cet état métastable induit un coût invisible considérable, de par les désordres qu'il crée dans la zone Euro. Le doute est partout qui gangrène les banques et les marchés, la dette grecque devient l'équivalent des CDO de 2008 : on ne sait pas combien elle vaut vraiment, et donc quel est l'état de santé réel des banques qui la détiennent, ce qui ravive la défiance et oblige la BCE à poursuivre sa politique de fourniture sans limite de liquidités. Pire, la peur peut être instrumentalisée, comme lorsque, avec une certaine mauvaise foi, Hans-Werner Sinn, président de l'Institut allemand IFO, prétend un peu hâtivement que le système européen de compensation des liquidités a pour effet de transférer le risque grec sur les banques centrales, principalement la Bundesbank. Il n'y a en effet pas équivalence, ni en montant ni en droit, entre les liquidités transférées et les pertes éventuelles des banques. Mais voilà : faute de crever l'abcès, on fantasme.

La réalité finira par l'emporter, et l'opération de grand nettoyage s'impose désormais : transparence totale sur les positions des établissements financiers sur la dette grecque, puis restructuration explicite avec participation des porteurs privés - qui pendant des années ont traité cette dette avec une prime de risque proche de celle de l'Allemagne alors qu'il n'existait aucune garantie explicite dans les traités. Alors pourra-t-on sortir de l'état paradoxal et invalidant qui handicape l'Europe depuis dix-huit mois.