Norvège : "La police a probablement négligé la menace terroriste d'extrême droite"

Par Propos recueillis par Céline Tcheng  |   |  808  mots
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Mads Andenas, professeur norvégien de droit, titulaire cette année de la Chaire Vincent Wright à Sciences Po Paris, connaissait des gens présents sur l'île Utoya. Pour lui, la tragédie norvégienne est la conséquence de trois échecs : échec envers les jeunes, échec des organismes de surveillance, échec du leadership politique.

Quelle a été votre réaction devant un tel massacre en Norvêge? 

Ma nièce était sur l'île Utoya quand le massacre a eu lieu et elle a probablement été une des premières personnes à avertir la police par téléphone. Heureusement, ma s?ur et moi avons pu la récupérer saine et sauve. Trois de mes étudiants étaient aussi présents sur l'île, l'un d'entre eux a été tué.
Il s'agit d'un terrible échec. Nous n'avons pas su protéger les jeunes sociaux-démocrates participant à l'université d'été. Celle-ci a été prise pour cible à cause de ses liens avec le parti travailliste au pouvoir [l'agresseur Anders Behring Breivik se dit islamophobe et anti-marxiste dans son manifeste] et de son succès en matière de multiculturalisme.

Nous nous posons beaucoup de questions, notamment en ce qui concerne l'action, ou plutôt l'inaction, de la police. Comment se fait-il qu'elle ait mis une heure et demi à arrêter le massacre ? Il s'agit d'une véritable "tragédie d'erreurs" : l'hélicoptère hors service pendant les vacances, les malentendus et les retards, le bateau qui n'est jamais arrivé, l'autre dont le moteur était défaillant, l'approche lente d'un bateau surchargé... Comment peut-on être incompétent à ce point ?

La police n'a probablement pas pris au sérieux les appels à l'aide et a négligé la menace terroriste d'extrême droite. En Europe, on a trop longtemps sous-estimé ce risque, or on devrait le reconnaître comme un fait. C'est le travail des services de surveillance et d'informations que de les surveiller et de nous protéger. Les actes terroristes de cette nature ne devraient pas être perçus comme une surprise. Il faut qu'on arrête de les considérer comme des cas isolés et imprévisibles.

Comment expliquez-vous la montée de la xénophobie, de la discrimination et du racisme en Norvège ?

Il est très surprenant que dans un pays qui n'a finalement que peu souffert de la crise économique, où le chômage est très faible, un tel massacre ait eu lieu. C'est incompréhensible, d'autant plus que le profil du tueur est paradoxal : il a été éduqué dans une des meilleures universités de Norvège, et a vraisemblablement baigné dans un environnement cosmopolite et international. Or, en Norvège, les personnes ayant le moins de contact avec les immigrés sont en général les gens qui leur sont le plus hostiles. Il y a une véritable peur relayée par les politiciens et les médias de masse. Ces dernières années, les tabloïds et autres journaux à sensation tiennent des propos à tendance xénophobes qui sont inacceptables.

Cette montée de la xénophobie s'explique également en partie par le manque de leadership politique pour combattre ces idées anti-démocratiques.

Quel rôle le pouvoir politique devrait-il jouer ?

Un tel événement révèle un troisième échec, celui du manque criant d'un discours politique militant pour combattre les idées xénophobes et racistes. La classe dirigeante a essayé de s'approprier les arguments de l'extrême droite en durcissant la politique d'immigration au lieu de prendre au sérieux les problèmes de discrimination et des droits de l'Homme. Il faut que cela cesse : s'approprier ces arguments ne fait que promouvoir les idées d'extrême droite et prépare le terrain pour ces actes terrifiants.

Il est temps qu'une personne au niveau politique engage un véritable combat contre ces idées anti-démocratiques. Notre Premier ministre, Jens Stoltenberg, a su rester ferme durant toute cette crise : "la seule réponse [à la menace terroriste] est plus de démocratie, plus d'ouverture", a-t-il dit. Mais sans leadership politique, la démocratie et l'ouverture à elles seules ne peuvent régler le problème. Il faut porter un discours qui sache expliquer et défendre les droits de l'Homme et les immigrés, et qui reprenne le terrain cédé à l'extrême droite. Notre Premier ministre doit faire preuve d'une plus grande fermeté sur le long terme, et je pense qu'il en est capable. C'est dommage qu'il a fallu en arriver là avant qu'il montre qu'il s'imposait comme un véritable leader.

Cette absence de volonté est d'ailleurs un défi européen, qui concerne évidemment la France. En effet, vos politiciens semblent vouloir imiter le rôle de Marine Le Pen mieux qu'elle le fait. Toutefois, il y a d'autres personnalités politiques qui s'opposent à cette tendance. Je pense en particulier à Robert Badinter, légendaire ex-ministre de la Justice. Malheureusement, personne aujourd'hui parmi les politiciens ne fait valoir en priorité une politque de défense des Droits de l'Homme et d'Etat de Droit.

* Chaire Vincent Wright à Sciences Po et ex-directeur de l'Institut britannique du Droit international et comparé