Spécial élections italiennes : une terre de mystères au coeur de la zone euro

Par Romaric Godin  |   |  1705  mots
L'humoriste Beppe Grillo, leader du mouvement anti-establishment qui semble gagner du terrain à l'approche des élections législatives de dimanche, a exigé mardi le départ de la classe politique italienne devant 30.000 partisans électrisés
51 millions d'Italiens votent les 24 et 25 février pour renouveler leur parlement. Les réformes engagées par le président du conseil sortant, « Il Professore » Mario Monti, n'ont pas produit les résultats escomptés aux yeux d'une population de plus en plus eurosceptique. Pour les marchés financiers et les institutions européennes, l'avenir de la troisième économie de la zone euro reste difficile à lire. Car si le pays conserve des atouts - secteur bancaire sain, industrie solide, déficit budgétaire modeste -, l'incertitude politique fait craindre le pire.

On croyait l'Italie réformée, sauvée, « normalisée ». Il n'en est rien. Le « risque italien » est revenu, comme l'a montré récemment le brusque écart de taux (spread), avec l'Allemagne. « Sous le gouvernement technocratique de Monti, les marchés ont pu croire que l'Italie était devenue une sorte de protectorat économique allemand, mais elle demeure une démocratie », rappelle Raphaël Gallardo, économiste en chef chez Rothschild Gestion & Cie.
L'issue du scrutin des 24 et 25 février pour renouveler le parlement risque de donner des sueurs froides aux marchés financiers et aux dirigeants européens. Car Mario Monti, « Il Professore », imposé par la BCE et l'Europe en novembre 2011, sanctifié par les forces politiques, adulé hors de son pays, ne pèse pas lourd sur le plan électoral. C'est que l'Italie reste un mystère, capable du meilleur, comme du pire.

Société conservatrice, elle a pourtant montré, avec l'expérience Monti, une capacité de réforme insoupçonnée, supérieure à celle de la France. Cette voie réformatrice est d'ailleurs prônée aujourd'hui par le très raisonnable centre-gauche de Pier Luigi Bersani. Mais, entre les promesses de Silvio Berlusconi de rembourser l'impopulaire nouvel impôt foncier (IMU), la semaine de 20 heures revendiquée par l'ovni politique « Mouvement 5 Étoiles » de Beppe Grillo (crédité de 15% des intentions de vote), et les scandales des produits dérivés de la banque Monte dei Paschi di Siena, tout est réuni pour fragiliser la crédibilité italienne.

Or, l'Italie est un pays clé en Europe. Trop grand pour chuter dans le tourbillon de la crise de la dette, il a souvent été le catalyseur de cette crise. C'est parce que la Péninsule s'est trouvée sous la pression des marchés que les Européens ont créé le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et que Mario Draghi a mis en place le « bouclier anti-spread ». C'est donc là-bas que se joue une partie de l'avenir de l'Europe. La campagne électorale a d'ailleurs beaucoup tourné autour de l'engagement européen du pays, réputé europhile. Désormais, les discours europhobes y sont monnaie courante. Cela « laissera des traces dans l'opinion », prévient Marc Lazar, professeur à Sciences-Po et à l'université Luiss de Rome. Il est donc nécessaire d'explorer les différentes facettes de l'énigme italienne. Une énigme dont le mot sera la clé de l'avenir de la zone euro.

Le doute économique

« L'Italie n'aurait pas dû entrer dans un processus de correction aussi rapide que celui mené par le gouvernement Monti, mais cette correction était absolument nécessaire, en raison de la pression des marchés et de la situation structurelle », remarque Clemente De Lucia, économiste chez BNP Paribas. Car l'économie italienne dispose de quelques forces incontestables : pas de bulle immobilière, un secteur bancaire relativement sain, un déficit budgétaire qui n'a jamais été aussi fort qu'en France, une désindustrialisation moins marquée qu'ailleurs, et des ménages parmi les moins endettés de la zone euro.
Pourtant, de 2000 à 2012, le PIB n'a progressé que de 3,8%, contre 14,8% pour la France et 23,2% pour l'Espagne. Autrement dit, l'économie italienne n'avance plus. Comme d'autres pays du sud de l'Europe, elle a perdu en compétitivité au cours de la décennie 2000. « Le coût unitaire du travail a fortement augmenté alors que la productivité stagnait », explique Clemente De Lucia. Entre 2000 et 2011, ce coût a progressé de 30%, 5 points de plus qu'en France, 24 de plus qu'en Allemagne.

Mais, à la différence des autres pays du Sud, cela n'a pas eu d'effets sur la consommation. Au contraire. Sur les onze premières années du millénaire, la croissance de la consommation italienne a été plus faible en moyenne annuelle que celle de l'Allemagne (0,7% contre 0,8%). « La richesse des familles a été utilisée avant la crise principalement pour l'épargne », note Clemente De Lucia. Autrement dit, l'épargne a été largement engloutie par la dette de l'État au détriment des investissements productifs. L'effet Monti sur cette situation paraît limité. Certes, la hausse de la TVA et de la taxe foncière a permis de rétablir un excédent budgétaire hors service de la dette et de réduire le stock de dettes. Clemente De Lucia veut croire que « les conditions de l'amélioration de la croissance potentielle sont là ». Mais beaucoup en doutent. « La réforme du marché du travail est a minima et les réformes visant à améliorer la productivité dans les services se sont enlisées », juge sévèrement Raphaël Gallardo.
Certes, la balance commerciale est à nouveau excédentaire, mais surtout en raison de la baisse des importations. Car le PIB italien se contracte depuis six trimestres et a reculé de 2,3% en 2012. Les perspectives ne sont guère réjouissantes : selon le FMI, le PIB italien restera en 2017 à 2% en dessous de son niveau de 2008, contre 0,6% de moins pour l'Espagne et 7% de plus pour la France. Le « mal italien » n'est donc pas réglé. Pire : selon une étude de Natixis, c'est le pays le plus touché par la réduction des capacités industrielles causée par l'austérité. Bref, loin de résoudre l'énigme économique, le gouvernement Monti l'a encore épaissie.

L'inconnue Mario Monti

« Le mystère, ce n'est pas Monti, ce sont les Italiens », se lamentait le 22 janvier le quotidien Il Foglio. Il n'empêche. Officiellement, le sénateur à vie n'est pas candidat aux élections, se contentant de soutenir une coalition. En réalité, il s'est bel et bien jeté dans l'arène politique. Avant sa déclaration de (non)candidature, il était l'homme politique préféré des Italiens. Comme le remarque Marc Lazar, « Mario Monti a réussi à rétablir la crédibilité internationale de l'Italie avec un mouvement de protestations qui est resté limité ». Pourtant, sa coalition n'a jamais percé, ne dépassant pas 14% des intentions de vote, et se situant derrière Beppe Grillo. « Sa popularité tenait en grande partie à son statut de non-politique », explique Marc Lazar. Il ajoute « qu'il découvre désormais que le positionnement au centre est très inconfortable ». Mario Monti s'efforce ainsi de répondre aux attaques de Silvio Berlusconi, tout en se démarquant du centre-gauche. Mais il ne peut se couper de ce dernier camp avec lequel il devra, peut-être, gouverner. D'où l'impression de confusion encore amplifiée par d'étonnantes promesses de baisses d'impôts. Enfin, explique Marc Lazar, « Mario Monti, soutenu par toutes les élites nationales et internationales, apparaît comme l'homme de l'establishment, et cela passe mal dans l'opinion ». Finalement, la coqueluche des marchés en est réduite à jouer les seconds couteaux de la politique italienne.

L'increvable Berlusconi

C'est ce qui a le plus stupéfié l'Europe : le retour de Silvio Berlusconi. Sa coalition avait 15 points de retard sur le centre-gauche, les derniers sondages publiés deux semaines avant le scrutin lui en donnaient moins de cinq. Le Cavaliere, devenu infréquentable en Europe, fait flèche de tout bois, multipliant les déclarations chocs sur le « fascisme où tout n'était pas si mauvais », les promesses fiscales inconsidérées et les attaques contre l'austérité à la Monti, soutenu pourtant par le parti du Cavaliere pendant plus d'un an. Et ça marche.
Comment est-ce possible? « La nouvelle pression fiscale du gouvernement Monti s'est abattue sur les électeurs traditionnels de Silvio Berlusconi : artisans, professions libérales, chefs de petites entreprises », rappelle Marc Lazar qui souligne également le « malaise » causé par le soutien massif de l'étranger à Mario Monti. En devenant le candidat « anti-Monti », l'industriel lombard a capté ce mécontentement. Mais il y a aussi des raisons plus structurelles, le résidu de ce que Marc Lazar nomme le « berlusconisme », un « mélange de pensées contradictoires qui a permis de ratisser les électeurs, depuis les entrepreneurs lombards jusqu'aux populations peu politisées du Sud ». Cette pensée a dominé la vie publique italienne durant vingt ans. Même moins influente, elle reste néanmoins vivace. Enfin, Marc Lazar souligne l'importance de la crainte de la gauche. « L'hostilité à la gauche est très ancrée dans le pays réel. C'est le fruit de l'ancienne puissance du Parti communiste et, à mesure que la possibilité d'un gouvernement de gauche se précise, ce sentiment renaît », explique-t-il. Or, comme Mario Monti se montre ambigu, Berlusconi fait figure de rempart.

L'incertitude sur le prochain gouvernement

Si les médias internationaux ont agité le spectre d'un retour de Berlusconi au pouvoir, l'hypothèse est peu probable. Aujourd'hui, trois scénarios pour l'après-25 février sont avancés : une victoire du centre gauche dans les deux chambres; la nécessité pour le centre gauche de s'allier avec Mario Monti au Sénat; enfin, l'absence de majorité à la chambre haute.
Le premier scénario est le plus simple. Pier Luigi Bersani deviendrait président du conseil. Les marchés seraient en partie rassurés, mais le nouveau gouvernement devra prouver sa volonté réformiste. Marc Lazar assure que le programme du parti démocrate est « bien plus modéré que celui du parti socialiste français ». Il devra néanmoins composer avec son allié Nichi Vendola, président de la région des Pouilles, un ex-communiste intransigeant, qui a fait campagne contre l'austérité.
Le deuxième scénario est le préféré des marchés car ils garderaient Mario Monti. Mais où?

« Mario Monti revendiquera la présidence du conseil, Pier Luigi Bersani également : la reconnaissance du premier sur le plan international jouera en sa faveur, mais il n'est pas sûr que le second lui laisse la place », imagine Marc Lazar. Pour lui, cette coalition « se fera » si c'est nécessaire. Mais il faudra faire cohabiter Nichi Ven-dola avec Gianfranco Fini, allié de Monti et ex-leader néo-fasciste.
La troisième hypothèse est le « scénario catastrophe » : le pays est ingouvernable en raison de la poussée de Silvio Berlusconi et de Beppe Grillo. « On pourrait sortir de l'ornière par un gouvernement technique », indique Marc Lazar. Mais l'Italie se retrouvera alors dans la ligne de mire des marchés. Et chacun s'étonnera de se retrouver à nouveau face à « l'énigme italienne ».