En imposant son plan aux Grecs, l'Europe commet une faute politique historique

Par Romaric Godin  |   |  883  mots
L'Europe confirme au grand jour le fond de sa pensée, celui qui circulait dans la presse allemande au début de la crise : le peuple grec est incapable de prendre en main son destin, il a besoin de tutelle pour revenir sur le bon chemin. Photo : Reuters
En faisant le choix de mettre la Grèce sous tutelle politique et économique, en installant un contrôle direct sur les comptes grecs pour "geler" l'effet des élections d'avril, les gouvernements européens jouent avec le feu. Et sèment en réalité l'humiliation et la paupérisation, là où l'Europe devrait redonner l'espoir et favoriser la croissance. Une analyse de Romaric Godin.

L'accord dont a accouché une nouvelle fois la nuit bruxelloise de lundi à mardi est un événement. Mais ce n'est pas un événement financier ou économique. Les Européens n'ont finalement rien accordé de plus, ou presque, que ce qu'ils avaient promis le 21 juillet dernier. A la mesure de cette crise, quelques milliards de plus ou de moins comptent finalement fort peu et ne changeront pas grand chose.

Non, cet accord est en réalité un événement politique.

Mise sous tutelle

Il restera dans l'histoire de la construction européenne comme le moment où l'Europe s'est définie dans son opposition à la démocratie. Car l'essentiel de cet accord repose sur les conditions politiques imposées à Athènes. Les bailleurs de fonds occidentaux ont exigé de la Grèce que ses finances publiques soient désormais mises à la disposition de ses créanciers. Ils ont ainsi exigé, sous le bel euphémisme d'une proposition grecque, que la priorité soit constitutionnellement donnée au remboursement de la dette. L'aide versée à la Grèce sera désormais retenue sur un compte bloqué, versé aux échéances des créances et réservé à ce seul effet. Voilà qui permet de relativiser le raccourci trop souvent employé de « sauvetage de la Grèce ». Qui est ici sauvé ? Le peuple grec soumis à la paupérisation, au manque de perspectives et à l'absence d'emploi ? Ou les créanciers, dont certains jouaient encore ces derniers jours à acheter à prix cassé des titres dont, malgré les décotes annoncées, ils tireront un large bénéfice garanti par les grands argentiers européens ? Pour finir ce sombre tableau, la Commission va établir une « présence renforcée et permanente sur le sol grec » (ce sont les termes - fort martiaux - du communiqué officiel) afin de « développer sa capacité à fournir et à coordonner une assistance technique ». En clair, les commissaires de Bruxelles vont se charger eux-mêmes de ce que les fonctionnaires européens appellent non sans dédain « la construction de l'Etat grec ».

A l'abri des élections

Avec ces mesures, l'Europe confirme enfin au grand jour le fond de sa pensée, celui qui circulait dans les colonnes des journaux allemands dans les premiers jours de la crise : le peuple grec est incapable de prendre en main son destin, il a besoin de tutelle pour revenir sur le bon chemin. Car l'accord européen n'a en réalité qu'une seule fonction : mettre la dette grecque à l'abri des élections qui devraient avoir lieu en avril prochain et qui devraient, à l'évidence, balayer les forces politiques traditionnelles qui sont les responsables de la situation du pays. Pour les ministres des Finances, il fallait empêcher à tout prix qu'un gouvernement issu de ces élections ne fût tenté de couper franchement le n?ud gordien qui garrotte le pays depuis trois ans. Il fallait donc à tout prix « neutraliser » la démocratie, l'empêcher d'agir pour l'empêcher de nuire. Une telle dérive européenne n'est pas une surprise : elle est le fruit d'une école de pensée. Celle qui, considérant que le peuple est en permanence soumis « aux plus bas instincts », il ne peut être l'artisan de la politique économique, fût-ce par ses représentants. Une telle pensée a conduit à l'indépendance stricte des banques centrales et à la constitution de la Commission et des instances bureaucratiques européennes. En Europe, Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, est le champion de cette conception, et le président grec, la semaine passée, ne s'y était pas trompé. Dimanche, dans une interview au Tagesspiegel, Schäuble s'offusquait ainsi que les Grecs n'aient pas accepté les propositions allemandes « d'assistance technique ».

En 1831 déjà, un roi bavarois...

Il y aurait fort à dire sur la responsabilité des grandes puissances européennes qui, depuis l'indépendance, font la pluie et le beau temps en Grèce, dans la gabegie de l'Etat grec. Mais un rapide rappel suffira. En 1831, les grandes puissances d'alors jugèrent déjà les Grecs trop « immatures » pour se gouverner eux-mêmes. On leur envoya un roi bavarois accompagné d'une armée de fonctionnaires allemands. Le résultat fut un désastre économique et politique. Il est donc à craindre que les Européens, encore une fois, fassent fausse route. Là encore, les erreurs et l'aveuglement des Européens sont manifestes : Comment une démocratie pourrait accepter de faire passer les intérêts de ses créanciers avant ceux de son peuple ? Comment les Européens peuvent-ils aujourd'hui s'appuyer en Grèce sur les deux partis responsables des erreurs du passé et sur une élite économique largement corrompue ? L'Europe sème en réalité l'humiliation et la paupérisation, là où elle devrait redonner l'espoir et favoriser la croissance. Elle prend des risques considérables en refusant d'accepter la logique fondamentale de la démocratie. « Le peuple, écrivait Bakounine, peut se tromper souvent et beaucoup, mais il n'existe personne au monde qui puisse corriger ses erreurs et réparer le mal qui en résulte toujours que lui-même ».

Si cette réparation ne peut intervenir par les urnes, elle interviendra inévitablement par la rue. Et encore une fois, l'Europe aura été, par sa volonté de « civiliser » les Grecs, le mauvais génie du peuple hellène.