Et si Bruxelles se trompait de stratégie avec ses mesures anti-tabac ?

Par Mounia Van de Casteele  |   |  938  mots
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L'Union européenne a dévoilé sa nouvelle proposition de directive portant sur la production, la présentation et la vente du tabac pour améliorer la santé publique et... la productivité. Mais réglementer est-il le moyen le plus efficace d'y parvenir?

C'est à se demander si Bruxelles n'a pas pris le problème à l'envers. L'Union européenne a dévoilé une nouvelle proposition de directive portant sur la production, la présentation et la vente du tabac. Le paquet devrait, d'après ces mesures, être recouvert de messages d'avertissement et photos dissuasives à 75%. Objectif: dégoûter et convaincre d'arrêter de fumer pour améliorer la santé publique voire... la croissance économique. Non seulement le tabagisme pèse sur les dépenses de santé -à hauteur de 25,3 milliards d'euros dans l'Union européenne, selon une "estimation basse" de la Commission européenne- mais cette habitude plomberait également la productivité au sein des 27: 8,3 milliards d'euros partiraient ainsi en fumée chaque année. Une perte de productivité liée aux départs à la retraite anticipés, à des décès prématurés et à des absences du travail dues aux maladies générées par le tabagisme.

Tonio Borg, le commissaire en charge de la Santé et de la protection des Consommateurs rappele que "le tabac tue chaque année près de 700.000 personnes en Europe, soit l'équivalent de la population de Francfort ou de Palerme". Il espère que la nouvelle proposition législative adoptée par la Commission européenne -qui doit désormais être transférée au Conseil et au Parlement européens en vue d'une adoption en 2014- permettra de "réduire de 12% le nombre des fumeurs au cours des cinq prochaines années".

Un nombre accru de fumeurs en France

Le combat s'avère donc ambitieux puisque selon les chiffres de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes), si le nombre de fumeurs français a diminué entre 2000 et 2005, il est reparti à la hausse entre 2005 et 2010, pour quasiment retrouver le niveau de 2001. Chez les personnes âgées de 15 à 75 ans, la proportion de fumeurs quotidiens a augmenté de 2 points entre 2005 et 2010, passant de 26,9% à 28,7%. Une hausse qui se révèle d'ailleurs assez forte chez les femmes (de 23,0% à 25,7%), mais qui "n'apparaît pas significative parmi les hommes" (de 31,0 % à 31,8 %). Concernant les jeunes hommes de 20 à 25 ans, en revanche, le tabagisme quotidien a pratiquement baissé de 5 points (de 47,0% à 42,2%). Mais pour ceux âgés de 26 à 34 ans, c'est différent. La proportion de fumeurs quotidiens est passée de 41,2% à 46,7%. Enfin, d'après cette étude, la hausse apparaît particulièrement forte pour les femmes, notamment celles âgées de 45 à 64 ans, pour lesquelles elle est établie à 6,5 points (passant de 16,0% à 22,5%).

Lutter contre le tabac va-t-il cependant réellement permettre d'améliorer la productivité? Outre l'effet négatif induit par les maladies qu'il génère, le tabagisme est communément accusé dans l'entreprise de faire perdre du temps de travail effectif. L'économiste Harvey Libenstein estime ainsi que supprimer les pauses-cigarette dans l'entreprise permettrait d'en améliorer la productivité. Mais d'autres études concluent exactement l'inverse. A l'instar de celles de John P. Trougakos, assistant professeur en gestion à l'UTSC et au Rotman School of management : comparant la capacité cognitive à un muscle, il démontre ainsi que des périodes "de repos" sont nécessaires entre deux efforts prolongés.

Une hypothèse qui ne marche qu'en économie fermée

Peut-on réellement faire baisser la consommation de tabac, et donc améliorer la productivité en évitant ses conséquences néfastes sur la santé, grâce à la réglementation? Rien n'est moins sûr. "C'est le revers de la médaille", explique Bruno Jérôme, économiste et maître de conférence à Paris II Panthéon-Assas. "En augmentant les prix et en faisant des dépenses publiques de promotion, cela va-t-il être rentable?", s'interroge l'économiste. Selon lui, cela pourrait l'être, mais en économie fermée. Et pour cause, "avec la concurrence qui existe sur les prix du tabac, les gens vont le chercher là où c'est moins cher. Quand on réglemente, il y a toujours un impact sur la contrebande et la contrefaçon", analyse l'économiste. D'où la nécessité de faire une étude des avantages et des coûts. Si l'on se rend compte que les avantages sont supérieurs aux coûts alors la réglementation sera fructueuse.

L'effet Peltzman ou l'impact négatif de la réglementation

Ainsi, selon Sam Peltzman, professeur d'Economie à l'université de Chicago, toute réglementation entraîne encore plus de comportements à risque. Cet "effet Peltzman" peut par exemple se vérifier en Suède. Pays qui, soit dit en passant, avait déjà en 1998 réussi à atteindre l'objectif d'un taux de fumeurs inférieur à 20% fixé par l'OMS. Concernant le Snus (poudre de tabac humide que les Scandinaves se collent sous la lèvre supérieure depuis deux siècles), la Suède a négocié une exception à cette interdiction européenne lors de son entrée dans la Communauté. Et sans aucune promotion gouvernementale, 20% des Suédois se sont spontanément tournés vers le Snus. Leur pays est à même de justifier un bilan largement positif de ce transfert, avec seulement 15% de fumeurs.

Reste que le lien entre relance économique et tabagisme ne va pas forcément dans le sens que l'on croit. Le niveau de bien-être augmente avec le moral des agents économiques qui varie en fonction de la croissance. A noter cet effet induit de la crise : lorsque la croissance baisse, le tabagisme augmente et l'addiction aussi. Et inversement, quand la croissance augmente, le comportement addictif diminue. D'où la question suivante : le problème n'aurait-il pas été pris à l'envers? "Retrouver un sentier de croissance forte permettrait aux agents de se sentir mieux et ainsi ils fumeront moins", conclut Bruno Jérôme.