Alain Lambert : "La LOLF a échoué. C’est une Rolls sur un chemin de terre"

Par Propos recueillis par Pierre-François Gouiffès  |   |  1602  mots
Pour réguler la dépense publique, Alain Lambert préconise une loi de règlement retraçant tout ce qui s'est passé au cours d'une année en matière de finances publiques et ce pour toutes les administrations.
Alain Lambert est l’un des pères de la LOLF et ancien ministre chargé du budget (2002-2004). Il est actuellement président du conseil général de l’Orne et chargé par le Président de la République d’une mission conjointe avec Martin Malvy sur les voies et moyens d’une maîtrise des dépenses publiques qui ont effectivement atteint un niveau sans précédent. Il vient par ailleurs de publier "déficits publics, la démocratie en danger" chez Armand Colin. Rencontre avec Pierre-François Gouiffès, animateur du blog "Génération Déficits" sur latribune.fr.

Quelles solutions face à la montée inexorable des dépenses et quelles conséquences pour les générations futures ?

De façon générale, et l'analyse de votre ouvrage « l'âge d'or des déficits » le décrit de façon limpide, les élus ont été et demeurent faibles pour résister à un appétit insatiable de leurs mandants pour des dépenses nouvelles.

Un exemple très clair est constitué par les droits universels comme le RSA (revenu de solidarité active) ou l'APA (allocation personnalisée d'autonomie). Ces dispositifs ont certes leur justification mais ne sont encadrés par aucune plafond, ce qui signifie qu'ils peuvent générer une dette ou un hors bilan massifs et donc des prélèvements sur les générations futures.

Le système actuel se traduit par une absence totale de discussion sur la soutenabilité financière de tels dispositifs. Pour éviter un dérapage de ces dépenses, une solution consisterait à les encadrer par des crédits limitatifs : tout dérapage serait gagé par une augmentation des recettes, par exemple avec une CSG flottante. C'est une méthode rigoureuse mais pédagogique pour stopper l'addiction à la dépense et comprendre que nous vivons dans un environnement de ressources financières contraintes.

Je constate par ailleurs la primauté accordée à l'activation de l'Etat providence face aux autres solidarités prévues par exemple par le Code civil (retour sur succession, obligations alimentaires des ayant-droits) ou à la solidarité familiale. On se trouve dans la situation paradoxale dans laquelle des générations jeunes sans revenus élevés et sans patrimoine sont amenés à financer via les prélèvements obligatoires des prestations à des générations plus âgées possédant globalement des patrimoines qui deviennent parfois des biens de mainmorte…

Concernant les générations futures, mon expérience de notaire m'amène à constater une différence majeure entre la personne physique et la personne morale qu'est une administration publique. Une personne physique peut en effet décider de renoncer à une succession ou l'accepter seulement sous bénéfice d'inventaire. Il n'en est pas du tout de même dans le monde des personnes morales publiques : les générations suivantes n'ont pas le pouvoir de renoncer aux successions, ce qui rend de fait possible des transferts de charges ou de dettes au-delà de leur capacité contributive. Le risque existe donc d'un arbitrage de fait favorable aux générations présentes avec oubli des générations suivantes. Un tel enjeu nécessiterait la mise en place de protections constitutionnelles, par exemple sous la forme de la "charte des devoirs des générations présentes envers les générations future" que j'ai proposée dans mon livre.

Pourquoi faites vous de la remise au Parlement et à l'opinion publique un document consolidé d'exécution des budgets une telle priorité ?

L'une des carences majeures du dispositif français tient à l'absence d'une vision consolidée des comptes couvrant toutes les administrations publiques (APU : Etat, collectivités locales, Sécurité sociale) et à la domination des documents prévisionnels sur les documents d'exécution des comptes.

Le principe de la consolidation des comptes permettrait d'avoir une vision globale et donc de s'affranchir de la très complexe tuyauterie entre l'Etat et les autres administrations, donc de dépasser le jeu de dupes consistant à transférer des dépenses ou des recettes entre administrations publiques.

Un grand progrès pédagogique consisterait donc à instituer une loi de règlement retraçant tout ce qui s'est passé au cours d'une année dans le pays en matière de finances publiques et ce pour toutes les administrations. Un tel document permettrait une vision panoptique de la situation financière du pays grâce à de multiples analyses (données pas sous-secteurs, explication des écarts par rapport à la prévision initiale, indicateurs de type LOLF). On pourrait en outre solenniser cet événement par un vote parlementaire de quitus donné au gouvernement qui devrait ainsi "rendre des comptes" sur la situation financière globale du pays.

Hélas à ce jour je ne trouve pas d'allié pour aller dans ce sens. La raison principale tient à des enjeux de défense des périmètres respectifs des trois administrations qui se vivent comme autant de fédérations séparées : protection "tout terrain" de l'autonomie des collectivités locales (alors qu'une grande partie de leurs dépenses sont contraintes, par exemple à 92% pour le Conseil Général de l'Orne), logique institutionnelle de clivage entre secteur Etat et Sécurité Sociale, au niveau des ministères, des commissions parlementaires ou des Chambres ou sections dans les hautes juridictions.

Peut-être peut-on enfin considérer que cette situation donne un certain confort à l'Etat dans sa relation exclusive avec les institutions européennes, auxquelles il peut dire qu'il n'est pas responsable de tout alors qu'évidemment les engagements européens de la France impactent toutes les administrations publiques.

Un tel projet pose la question de l'articulation entre les différentes administrations publiques. Comment voyez vous les choses en la matière ?

L'enjeu de l'articulation entre différents niveaux d'administrations publiques est loin d'être une question franco-françaises : l'Espagne a ses généralités, l'Allemagne ses Länder. Toutefois la spécificité française tient à un niveau d'enchevêtrement plus élevé qu'ailleurs, avec une considérable tuyauterie financière tant en dépenses qu'en recettes : les dotations de l'Etat représentent la moitié des ressources des collectivités locales en lien avec le mouvement historique de suppression de certaines taxes locales, l'Etat doit compenser à la Sécurité sociale toutes ses initiatives quand elles se traduisent par des baisses de charges sociales. Une telle configuration génère illisibilité et irresponsabilité.

Face à cet enjeu d'articulation entre l'échelon national et l'échelon territorial, les allemands ont institué un pacte de stabilité entre le Bund et les Länder cohérent avec les engagements allemands vis-à-vis de la zone euro, un changement opéré parallèlement à la création de la règle d'or budgétaire allemande.

Il faudrait aller en France vers un système comparable, qui doit être compatible avec l'autonomie constitutionnelle reconnue aux collectivités locales et nécessite la capacité des associations de collectivités locales (association des maires de France, association des départements de France, association des maires de France) à représenter leurs membres et à rendre un avis sur un document de planification budgétaire à moyen terme.

 

Vous êtes considéré comme l'un des pères de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances). Quel jugement portez vous sur votre enfant douze ans après sa création ?

C'est douloureux de masquer sa déception, tant dans les modalités de l'outil que dans son impact sur la dynamique de la dépense.

Il y a d'abord eu une certaine dérive intellectualiste avec des indicateurs trop nombreux, trop sophistiqués et donc pas assez près du "cul de la vache". La LOLF a échoué à dépasser les rigidités institutionnelles et à casser les logiques d'organigramme, d'où la génération de programme souvent artificiels, faiblement cohérents et ne constituant pas des outils pédagogiques d'explication de la dépense. Les systèmes d'information budgétaire et financière n'ont pas suivi avec une information particulièrement lacunaire au niveau de l'exécution budgétaire.

Bref la LOLF n'est aujourd'hui qu'une Rolls sur un chemin de terre. Mais la belle idée fondatrice pourrait être revivifiée avec le projet que je propose sur la reddition des comptes consolidés, en apportant alors un système indispensable d'indicateurs toutes administrations publiques confondues, par grandes politiques publiques actuellement partagées.

Quels scénarios d'évolution voyez vous pour les finances publiques françaises ?

La situation à court terme m'apparaît bloquée. Le recours à différents instruments de communication financière permet pour le moment de masquer l'ampleur des difficultés : la mesure de toutes les grandeurs en référence au PIB (dette, dépenses publiques, prélèvements obligatoires) contribue ainsi à minimiser l'ampleur des chiffres nominaux (2.000 milliards d'euros de dettes fin 2014 !!!), comme la mesure des économies de dépenses en référence à un tendanciel de hausse. Je suis par principe un adepte des mesures nominales, en bels et bons euros.

Il ne faut pas par ailleurs sous-estimer le risque d'isolement stratégique de la France notamment par rapport à ses partenaires européens. Certes la France est une économie de très grande taille à l'échelle de la zone euro et constitue de ce fait un "pays systémique" "too big too fail" de la zone euro, mais il ne faut pas oublier que le moment où les inconvénients d'une solidarité avec un tel pays l'emportent sur les avantages peuvent se calculer froidement et ne sont pas éternels.

Je constate enfin que les pays qui ont remis en ordre leurs finances publiques et notamment leurs dépenses ne l'ont pas fait spontanément mais comme réponse à un choc de leur environnement, à l'instar de la Suède et du Canada. Il ne sera donc pas facile de changer nos pratiques sans un choc se traduisant par une certaine forme d'humiliation ou de remise en cause du sentiment de fierté nationale, de type visite du FMI. Alors et seulement à ce moment les perceptions pourront évoluer et on pourra peut-être rentrer dans une nouvelle logique favorable à des politiques publiques moins coûteuses.

*Alain Lambert a publié "Déficits Publics, la démocratie en danger" aux Editions Armand Colin le 16 octobre dernier.