Quand le management et Socrate font bon ménage

Par Robert Jules  |   |  1857  mots
La statue de Socrate à Athènes.
Flora Bernard publie « Manager avec les philosophes. 6 pratiques pour mieux être et agir au travail » (éditions Dunod) (*) où elle relate son expérience pratique du recours à la philosophie pour aider les managers à réfléchir sur leur pratique. Une façon éclairante de rappeler que la philosophie n'est pas seulement un travail d'érudition universitaire mais aussi une manière de vivre pour tout un chacun.

[ Lire aussi, ci-dessous, l'entretien avec Flora Bernard ]

La demande philosophique du grand public est en pleine croissance depuis plusieurs années, manifestant le besoin légitime de comprendre pourquoi les choses sont ce qu'elles sont, démarche qui se trouve au cœur même de la philosophie. Même si un tel succès ne va pas sans une certaine ambiguïté - rares étant parmi les amateurs ceux qui connaissent par exemple les noms de Rudolf Carnap ou de Bernard Williams, des philosophes majeurs du XXe siècle -, il est bien réel.

Il n'est donc pas surprenant que les entreprises s'y mettent à leur tour. Le plus souvent, elles invitent des philosophes plus ou moins connus pour offrir à leurs cadres des conférences - bien rémunérées, diront les persifleurs- donnant ainsi un supplément d'âme à leurs séminaires.

En revanche, il est plus rare qu'elles y recourent pour inciter leur personnel à réfléchir. C'est cette expérience que relate Flora Bernard, sociologue de formation, diplômée de la London School of Economics, dans « Manager avec les philosophes. 6 pratiques pour mieux être et agir au travail » (éditions Dunod) (*). Outre que cet ouvrage peut servir d'excellente introduction à ce qu'est la philosophie, son intérêt réside dans la prise au sérieux des changements réels que peut apporter cette réflexion, qui reste encore pour le grand public une matière absconse au mieux érudite au pire incompréhensible, notamment par son langage.

En cela, elle retrouve le geste inaugural de Socrate, tel qu'il est mis en scène dans les dialogues de Platon, au Ve siècle avant J.-C., à Athènes. Socrate au gré de ses rencontres s'évertue à montrer à son interlocuteur, qui vient d'exposer son opinion, qu'il n'a aucune idée de ce dont il parle, que ses pensées manquent de clarté, qu'il connaît mal les concepts qu'il utilise couramment. D'où la nécessité de philosopher à travers l'usage de la raison (« logos » en grec ancien) pour clarifier le sens des mots.

Pour montrer la puissance d'une telle pratique, l'auteure fait appel dans son ouvrage à  six philosophes pour éclairer ce qui constitue le travail du manager. Ce dernier doit par exemple faire preuve de "discernement" dans n'importe quelle situation, même la plus confuse, afin de pouvoir "décider" ce qu'il y a lieu de faire. Or, le stoïcien Epictète considère que, pour avoir un rapport au monde qui soit plus clair, nous devons nous exercer à distinguer "ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas". En suivant une telle règle, nous nous focalisons sur les points sur lesquels nous pouvons agir, et nous devons ne pas nous soucier de ceux qui ne dépendent pas de nous. De même, le philosophe indien Krishnamurti nous apprend à analyser nos pensées sous la forme d'un discours intérieur, qui a pour vertu de nous faire perdre nos certitudes qui sont souvent fondées sur des illusions.

Il s'agit de mener des expériences de pensée, ou des « exercices spirituels » comme les a définis Pierre Hadot. Dans ses ateliers, Flora Bernard préfère les appeler des « exercices philosophiques », qui n'ont que peu à voir avec la dissertation ou le commentaire.

En effet, loin d'être une sorte d'exercice logique froid et désincarné, la philosophie a toujours intégré une dimension humaine complexe: celle des passions et des émotions. Descartes a non seulement écrit un "Discours de la méthode" mais il l'a complété avec un "Traité des passions de l'âme". Mais c'est chez Spinoza que l'auteure va chercher les bases de sa réflexion sur ce sujet. Dans son "Ethique", ce philosophe du XVIIe siècle déploie toute une explication « more geometrico » qui révolutionne notre analyse des passions et les moyens non pas de les maîtriser mais plutôt de les canaliser afin de les transformer en actions ("passions actives") qui augmentent notre puissance d'agir et d'être. A tel point qu'un neurobiologiste contemporain, Antonio Damasio, a confirmé ces intuitions dans "Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions".

Prendre une décision ne se fait pas toujours sur un mode rationnel, après délibération et concertation, ou émotionnel, il arrive aussi qu'on le fasse par intuition, notamment sous la nécessité de l'urgence (sur un « coup de tête », dit-on). Pour montrer toute la richesse d'une telle notion, Flora Bernard convoque Bergson qui a montré combien il y avait une « intelligence de l'intuition ».

De même, ce questionnement nous pousse à (re)penser nos relations avec les autres, en particulier dans ce lieu qu'est l'entreprise où s'expérimente le social dans toutes ses dimensions, notamment celle de l'éthique, durant une large partie de notre vie. La philosophe Hanna Arendt peut y aider, en ayant longuement réfléchi tant sur la notion de travail, qui loin d'être aliénante peut donner du sens à une vie, mais aussi sur les dilemmes moraux auxquels nous sommes souvent confrontés.

Cette relation aux autres est la condition même de l'exploration de soi, c'est en effet par cette confrontation (non violente, comme y insiste l'auteur) que nos certitudes peuvent être remises en cause pour être enrichies, dépassées. C'est à un tel mouvement de décentrement qu'invitait déjà Socrate, le sixième philosophe convoqué par Flora Bernard, en répétant la vieille injonction de l'oracle : « Connais-toi toi-même ».

Finalement, philosophie et management font bon ménage. Après tout, comme le rappelait le philosophe grec Héraclite (544-480 avant J.-C.) à ses invités qui s'étonnaient de le voir travailler en cuisine : « Ici aussi, il y a des dieux ». S'il n'est pas sûr qu'il y ait des dieux dans le monde du management, en revanche, il est avéré, comme le montre l'ouvrage de Flora Bernard, que la philosophie peut y jouer un rôle majeur et vivant en dehors de la classe de philosophie ou de l'université (qui évidemment restent indispensables).

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« Le management est un terrain de prédilection pour le philosophe»

Entretien avec Flora Bernard

LA TRIBUNE - Il est a priori paradoxal de recourir à la philosophie pour des managers ?

FLORA BERNARD - La tâche du philosophe consiste à savoir questionner l'existant et (re)nommer correctement les choses. Or, le management est un terrain de prédilection pour lui car il y règne un jargon incompréhensible qui fonctionne davantage comme un code que pour donner du sens. L'un des effets de ce travail de questionnement est de démystifier ce jargon et de se réapproprier la signification exacte de chaque mot - et donc la manière dont il est incarné au quotidien".

Quel est le but recherché ?

Notre travail avec les managers consiste à se focaliser sur la question du sens. Certes, ils désirent gagner de l'argent, mais au delà il s'agit de savoir quelles sont les raisons qui les poussent à faire ce qu'ils font. Et au-delà des managers pris de manière individuelle, il s'agit d'explorer aussi ce qui pousse une organisation, un groupe de personnes, à faire ce qu'elle fait.

Il y a quand même des aspects pratiques au quotidien pour lui ?

"Le manager vise habituellement un objectif à partir d'une stratégie qu'il élabore (ou élaborée par d'autres que lui..!), puis applique. Il fait face à des dilemmes, notamment en devant convaincre d'autres personnes . Je dois me confronter à l'autre, à l'altérité, mais aussi à la norme, or c'est exactement ce que l'on fait quand on se met à penser. Cela prend du temps, et en entreprise on en manque . Ce rapport au temps est essentiel. Il a d'ailleurs des similitudes avec celui que nous avons avec l'argent.

Cela ne correspond pas en effet à l'idée de performance qu'on évoque pour un manager...

C'est vrai. Aujourd'hui, j'existe quand, ou parce que je suis super-booké : voilà le credo moderne. Que dirait-on d'un manager qui dit qu'il a le temps... ?"

Le rapport aux autres dans l'entreprise passe selon vous davantage par le dialogue que par l'obéissance?

Le dialogue permet de prendre de bonnes décisions, parce que c'est grâce à lui que deux ou plusieurs personnes peuvent accéder à la vérité - non pas à la Vérité avec un grand V, mais à ce qui fait sens, ce qui est juste, pour soi et pour les autres à un instant donné, en fonction d'un certain environnement et des personnalités en jeu.

Concrètement comment procédez-vous ?

L'atelier philosophique réunit généralement une dizaine de personnes qui ne se connaissent pas nécessairement. Le but : explorer une dimension du travail en entreprise qui pose problème (par exemple, la confiance, la coopération, l'engagement...). Après une brève introduction philosophique, nous invitons les participants à pratiquer les trois leviers de la philosophie pratique : questionner les préjugés et des convictions bien ancrées, argumenter par un dialogue où chacun exprime sa pensée et partage ses expériences ; enfin définir les mots couramment utilisés, pour que le groupe puisse s'entendre sur ses compréhensions respectives.

A nouveau, c'est la question du sens des mots qui importe ?

Une définition est comme un guide pour l'action : c'est en sachant ce que je mets derrière la confiance que je pourrai mieux la recevoir ou mieux la donner ; et approfondir mes relations avec mes collègues. Ce dialogue est une forme de discussion où chacun s'évertue à suspendre son jugement, pour vraiment comprendre ce qui est en train d'être dit et s'autoriser à voir les choses d'une nouvelle manière.  Cela s'avère difficile pour de nombreuses personnes!

Qu'est-ce qui vous a amenée à un tel projet ?

Au bout de 15 ans passés dans diverses entreprises  à m'occuper de développement durable, je me suis ré-interrogée sur le sens de ce que je faisais.  J'ai eu l'opportunité de partir en Inde , qui fut pour moi une expérience très riche : en Inde, vous êtes littéralement forcé, si vous voulez y vivre ou y travailler, à questionner vos préjugés et à regarder le monde différemment. Par ailleurs , j'ai lu et relu avec un œil différent certains textes classiques de philosophie, notamment certains de l'antiquité grecque. Je n'y cherchais pas tant une thèse qu'un sens pratique, je voulais appliquer leurs préconisations. Dans le même temps, je rencontrais des managers, qui me parlaient de leurs difficultés.

C'est ce qui vous a poussé à lancer votre propre entreprise, Thaé ?

L'agence a été créée il y a maintenant 3 ans et demi, née d'une rencontre avec Marion Genaivre, qui après ses études de philosophie souhaitait pratiquer la philosophie dans la cité, n'ayant pas envie de se tourner vers l'enseignement. Depuis 2 ans, on en vit.

Et ça marche ?

Oui, nous avons animé plus de 300 ateliers dans environ 25 entreprises.

Propos recueillis par Robert Jules

(*) Flora Bernard "Manager avec les philosophes. 6 pratiques pour mieux être et agir au travail", éditions Dunod, 144 pages, 22 euros.

Le site du cabinet Thaé dont Flora Bernard est co-fondatrice.