Jean-Michel Blanquer : "Demain, on dira peut-être que je suis un disrupteur"

Par Philippe Mabille  |   |  2063  mots
Professeur agrégé de droit public, ancien recteur d'académie (Guyane, Créteil), ancien directeur général de l'enseignement scolaire, ancien directeur général de l'Essec : rarement ministre de l'Éducation nationale n'aura été à ce point en phase avec son parcours personnel. Invité par La Tribune à une « Matinale de la disruption » le 19 décembre à la CCI Paris Île-de-France, le ministre fait le point sur sa vision des défis de l'éducation au XXIe siècle, ses réformes, l'apport des neurosciences et ses projets pour 2018. Propos recueillis par Philippe Mabille.

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LA TRIBUNE - Dans votre livre L'École de demain, vous aviez, bien avant l'élection présidentielle, décrit nombre des réformes que vous mettez en oeuvre comme ministre. Quel a été votre sentiment sur le moral des troupes en arrivant rue de Grenelle ?

JEAN-MICHEL BLANQUER - J'ai trouvé des acteurs qui étaient à la fois lassés des réformes perpétuelles de l'école, mais qui reprochaient en même temps au système d'être à bout de souffle. Des professionnels qui ne voulaient pas d'une énième réforme avec un grand « R », mais qui souhaitaient que l'Éducation nationale se transforme avec pragmatisme. Ce sont deux sentiments légitimes. Il faut transformer l'école, bien sûr pour la rendre plus efficace, mais pour que cela fonctionne, il faut responsabiliser les acteurs. Mon rôle n'est pas de proposer une réforme « magique » qui va tout résoudre d'un coup de baguette, mais de faire en sorte que les acteurs s'approprient les enjeux de la transformation.

Vous parlez beaucoup de la responsabilité de la communauté éducative...

La communauté éducative, ce sont d'abord les enseignants et les chefs d'établissement, mais aussi, au sens large, les 12 millions d'élèves et leurs parents. Cette communauté a un intérêt général commun, faire en sorte qu'on ait une meilleure éducation en France, indispensable pour affronter les défis du XXIe siècle.

Quand je compare ce qui se fait chez nous et ce qui se passe dans certains pays, la grande différence, c'est la confiance. L'école a besoin de confiance et de se vivre comme une communauté. Il faut arrêter avec les clichés de professeurs qui seraient mal vus des parents, ou qui ne voudraient pas des changements. On a besoin de créer une école de la confiance et une société apprenante, car apprendre est ce qui définit l'être humain.

Pour réformer, il faut s'appuyer sur les professeurs. La réussite du système scolaire passe en grande partie par eux. C'est pour cela que leur formation initiale mais aussi continue est fondamentale. L'amélioration des relations entre parents et professeurs est également essentielle.

J'ai pu constater que dans des collèges semblables socialement et géographiquement, certains réussissaient et d'autres moins bien. Ce qui fait la différence, c'est l'esprit d'équipe, sa stabilité et le projet porté par la communauté éducative.

Les enquêtes internationales, Pisa ou plus récemment Pirls, ont montré que la France avait un niveau en baisse en mathématiques et en lecture. Est-il possible d'inverser la tendance à l'échelle du temps d'un ministre ?

L'éducation est un sujet de long terme, qui doit s'inscrire dans la durée. Nous devons semer des graines, les faire pousser. Mais il y a aussi des enjeux à court terme. Prenez le dédoublement des classes de CP en réseau d'éducation prioritaire renforcé que nous avons mis en place dès la rentrée 2017, comme cela avait été promis pendant la campagne présidentielle. C'est une décision qui a été inspirée par la science. Des études ont démontré que c'était dans ce sens qu'il fallait aller pour réduire les inégalités scolaires. Dans une classe dédoublée de Lyon, j'ai pu récemment constater que les enfants sont entrés dans la lecture avec plusieurs semaines d'avance par rapport à leurs prédécesseurs qui étaient dans des classes avec deux fois plus d'élèves. Ces classes à 12 élèves permettent de travailler différemment. Elles apportent plus de bonheur d'enseigner aux professeurs. Les parents de ces élèves de milieux défavorisés apprécient les moyens mis en place pour eux. On pourra mesurer les effets de cette mesure dans la prochaine enquête Pirls.

Vous avez annoncé une série de changements, comme l'instauration de chorales dans les collèges, l'interdiction du téléphone dans les écoles ou une réflexion sur l'uniforme. Êtes-vous un ministre disruptif ou bien un conservateur ?

Ce n'est pas la bonne grille de lecture. Je ne cherche pas à être un disrupteur à tout prix. Ce qui compte, c'est le but que l'on poursuit : la réussite des enfants. Quand je propose une réforme, c'est en prenant en compte ce qui a fonctionné. Et parfois on peut faire des choses innovantes avec des éclairages qui ne datent pas d'aujourd'hui.

J'ai lu Maria Montessori. Sa pédagogie a un siècle et est toujours moderne. Montaigne a écrit sur l'éducation des enfants il y a quatre siècles et demi, cela ne l'empêche pas d'être encore très actuel. Passer pour un « passéiste » quand on parle de ce qui existait avant, c'est absurde et caricatural. Je m'intéresse à ce qui peut structurer les enfants. Cela passe par des approches complémentaires : l'effort et le plaisir, apprendre et apprendre à apprendre, connaître et comprendre. Certains cherchent à opposer des choses qui, loin d'être opposables, sont complémentaires. Aujourd'hui, certains disent que je suis passéiste, mais demain, avec d'autres propositions, on dira peut-être que je suis un disrupteur, comme on l'a dit à propos d'innovations que j'ai proposées dans le passé. Encore une fois, ma motivation est de mettre en place le meilleur pour la réussite de chaque élève. C'est le prisme avec lequel j'analyse chaque mesure. Après la présentation de l'étude Pirls, j'ai annoncé 25 mesures pour nous permettre de rebondir et d'améliorer l'apprentissage de la langue française à l'école. Certains n'ont retenu que la dictée au quotidien qui est importante mais qui n'est pas le seul sujet. Je regrette surtout que le débat se pose, trop souvent, en des termes simplistes.

Vous proposez le retour des chorales et on vous reproche de vouloir faire l'école des Choristes.

C'est une illustration des points précédents. Il n'y a rien de plus moderne que d'accorder une place importante à la musique à l'école. Lorsque je dis que la priorité de l'école, ce sont quatre savoirs fondamentaux : lire, écrire, compter et respecter autrui, on me dit « Oui, mais il y a aussi la culture. » Je réponds : « Évidemment ! ». Il faut les savoirs fondamentaux pour accéder à la culture et la culture vient en appui des savoirs fondamentaux.

Proposer sur option le retour de la chorale à l'école, c'est progressiste et innovant. Avec la ministre de la Culture, nous avons instauré la rentrée en musique, qui a été un succès. La deuxième étape de cette action culturelle, ce sont les chorales. On sait tous que c'est très positif pour les enfants, leur éveil culturel et leur capacité à travailler et vivre ensemble. La musique doit être présente dans nos vies scolaires, mais caricaturer mon action en me renvoyant au film Les Choristes, excellent au demeurant, et à son aspect rétro, m'attriste un peu, car c'est un schéma de pensée réducteur.

Autre « disruption », le fait de confier la présidence du conseil scientifique de l'éducation nationale à Stanislas Dehaene, un spécialiste des sciences cognitives. Quel impact les neurosciences peuvent-elles avoir sur l'école de demain ?

Nous voulons travailler en nous appuyant sur un conseil scientifique, pour placer des choix à la lumière des connaissances et des découvertes scientifiques récentes. La direction de ce conseil scientifique a été confiée à l'un des neuroscientifiques les plus réputés du monde, Stanislas Dehaene, chargé de la chaire de psychologie cognitive comportementale au Collège de France. La révolution scientifique ouvre un continent à notre connaissance du cerveau humain. Nous avons beaucoup à apprendre. L'homme a un potentiel fantastique. On peut donc être optimiste sur ce que les sciences de la connaissance peuvent apporter à l'amélioration de l'éducation et du bonheur des enfants. Il faut regarder ce qui marche dans le monde pour avancer de façon éclairée et ne pas rester confiné à notre seul pays. La France doit redevenir un modèle scolaire à l'échelle mondiale.

Comment l'école peut répondre aux changements du monde et que peut apporter le numérique à l'éducation ?

Le monde sera de plus en plus technologique. Notre défi est de faire en sorte qu'il soit aussi plus humain. Il faut préparer les enfants à y entrer. Pour cela il faut du discernement et de la pluridisciplinarité. Mais il faut aussi des bases solides, la maîtrise du langage et des mathématiques. À l'école primaire, le codage informatique est important. Je suis pour son introduction, mais il faut le faire en le reliant à d'autres compétences. L'apprentissage du codage a la même logique que la grammaire de phrase et s'articule avec les mathématiques. Il faut donner deux piliers aux enfants : la logique et la culture. De manière à leur apporter le meilleur viatique pour la vie. Je regarde aussi ce qui se passe du côté de l'intelligence artificielle : l'IA va permettre de personnaliser les parcours scolaires ; peut-être que le secret pour transformer l'école est de savoir conjuguer Jules Ferry avec Bill Gates !

Vous allez réformer le bac avec du contrôle continu, quatre épreuves et un grand oral. Pourquoi cette réforme ?

Nous avons enclenché une série de réformes avec quatre anneaux interdépendants. La réforme de l'accès à l'enseignement supérieur avec la mise en place de deux professeurs principaux par classe de terminale, pour conseiller les élèves sur leur orientation. La réforme du bac, pour parvenir à des choix plus personnalisés qui aident l'élève à réussir ensuite dans l'enseignement supérieur pour mettre fin aux 60 % d'échec en licences. Le lycée professionnel est ma deuxième priorité avec le primaire, et il est aussi prévu en 2018 une réforme de l'apprentissage en partenariat avec le ministère du Travail. L'ensemble de ces mesures permettra d'avoir des processus d'information et d'orientation beaucoup plus efficaces au collège et au lycée, et une orientation plus efficace dès le collège.

Comment améliorer les rapports entre l'école et les entreprises ?

L'école et l'entreprise doivent se parler et agir ensemble, car ce sont des acteurs clés de notre vie sociale, avec des logiques différentes et complémentaires. Ce sera particulièrement vrai pour les lycées professionnels qui doivent être revalorisés dans les prochaines réformes, de manière à ce que les élèves ne se tournent plus vers ces filières par défaut, mais par choix, par envie. Le partenariat avec les entreprises va devenir plus important, pour que les élèves formés aient la garantie de trouver un emploi. Concernant l'orientation, le monde de l'entreprise doit prendre des initiatives, parler de ce qui se passe dans la vie économique aux collégiens. Nous y travaillons.

Pourquoi y a-t-il si peu de filles dans les filières scientifiques dès les classes préparatoires ?

Il faut être volontariste sur la question. Pourquoi les filles qui sont aussi bonnes, voire meilleures en mathématique que les garçons, au lycée et au collège sont-elles si peu nombreuses dans les filières scientifiques ? Si on résout ce problème, on résoudra aussi celui des besoins en compétences issus de ces filières. Il faut travailler à lever les inhibitions des filles, les encourager. La réforme du bac doit permettre cette ouverture. Nous voulons aussi accompagner les étudiants par des bourses et du prérecrutement, parce qu'il y a aussi un enjeu social. Ainsi, on fera ainsi d'une pierre trois coups.

L'éducation nationale peut-elle jouer un plus grand rôle dans l'égalité femmes-hommes ?

Si j'ai ajouté le respect d'autrui à mon programme pour l'école, c'est parce que l'école doit transmettre des savoirs et des valeurs. Une de ces valeurs est le respect entre filles et garçons. Nous allons encourager une série de dispositifs permettant de promouvoir l'égalité garçonfille à l'école, au collège et au lycée. Il faut réfléchir au respect d'autrui dès le primaire, en y associant les familles pour faire converger les valeurs de la famille et celles de l'école. C'est une clé de la réussite.