Septième ministre de la Santé d'Emmanuel Macron, ancien président de la Fédération française hospitalière, quel rapport d'étonnement faites-vous depuis votre arrivée rue de Ségur, début février ?
Frédéric Valletoux : J'arrive en toute humilité à ces fonctions qui sont compliquées. Mon étonnement, c'est que je suis frappé par la perte de sens qui touche beaucoup des intervenants du secteur de la santé et ce, quel que soit leur niveau dans la chaîne de prise en charge. Sans doute le Covid a-t-il ajouté à des difficultés, faisant qu'aujourd'hui beaucoup s'interrogent sur le sens de leur métier auquel ils consacrent beaucoup d'énergie et de temps, dans un système qui dysfonctionne et où l'on a l'impression que l'hôpital public ne va pas bien et que la médecine libérale ne va pas mieux. Ce n'est pas moi tout seul qui peux inverser cette situation, mais elle est réelle et d'autant plus étonnante qu'elle frappe nombre de grands pays occidentaux. On le voit notamment dans la désaffection des personnes qui quittent le secteur, des jeunes qui ne s'engagent plus dans les études de soins ou n'envisagent plus de faire carrière toute leur vie dans ces métiers. C'est une crise qui est peut-être plus morale et profonde que juste financière, démographique ou autre.
En 2000, l'OCDE qualifiait le système de santé français de meilleur au monde. Un quart de siècle plus tard, il y a une réelle inquiétude sur sa détérioration. Comment y remédier ?
F.V. : Je ne pars pas d'une feuille blanche, mais d'un système de santé qui a été très accompagné depuis quelques années et plus encore depuis le Covid. Quand on regarde ce que la nation consacre à la santé, on est passé de 191 milliards d'euros en 2017 à 255 milliards en 2024. L'effort d'accompagnement est réel. Ce qui ne suffit pas à régler les crises car le sujet n'est pas que financier. On s'en est rendu compte à l'époque du Ségur de la santé, lorsqu'une augmentation de salaire inédite a été décidée. Mais au-delà de cela, le sujet est d'arriver, sur un temps long, à progressivement réorganiser un système de santé qui a été touché de plein fouet, et cela avant même la crise Covid, par des tensions de la démographie médicale à tous les étages du système de santé. Aujourd'hui, la statistique nous montre qu'on ne manque pas de médecins en France. On manque de médecins qui prennent en charge des patients. Pour diverses raisons, beaucoup se sont détournés de ce pourquoi ils ont été formés et ce qui, j'imagine, a été leur moteur quand ils sont entrés dans le métier.
Le médecin qui travaille 80 h par semaine, est-ce un effet de génération qui est terminé ? Faut-il aujourd'hui plus de médecins pour consacrer autant de temps aux patients ?
F.V. : Les aspirations des jeunes, dans la santé comme dans d'autres secteurs, ont évolué. Cela ne fait plus rêver un jeune qui démarre dans la profession de médecin de visser sa plaque tout seul, de s'installer dans une moyenne ou petite ville et de commencer à voir des patients toutes les 20 minutes ou tous les trois quarts d'heure. C'était un rêve des années 70 qu'on ne retrouvera pas. Essayons de voir comment organiser les choses différemment aujourd'hui, face à des besoins de santé qui augmentent avec des populations en âge avancé. Et comment passer d'un système de santé pensé uniquement par et autour du médecin à un système où le médecin devient celui qui coordonne une prise en charge - en faisant intervenir par exemple une infirmière, une nutritionniste, une orthophoniste ainsi que d'autres métiers - tout en restant celui qui diagnostique, organise et veille à la qualité de la prise en charge et à la bonne intervention de chacun. Le médecin reste donc l'autorité faisant que les choses s'organisent autour de lui mais dont le rôle est néanmoins différent. Peut-être faut-il passer d'un système organisé autour du seul médecin à un système qui permet de faire monter en reconnaissance des personnes qui, de par leur formation, leur expérience et leur capacité à passer des diplômes au fil de leur carrière, peuvent prendre leur part dans la prise en charge du patient. Ce matin, un décret est paru permettant aux infirmières de dorénavant signer des certificats de décès. Hier est sorti un décret sur les IVG chirurgicales qui pourront être pratiquées par les sage-femmes. Nous sommes sans doute à l'amorce d'un mouvement de réorganisation du rôle et de la place d'un certain nombre de professionnels de santé.
Comment peut-on réorganiser la prise en charge dans les territoires pour apporter des réponses aux déserts médicaux, passer à l'échelle et expérimenter des réseaux de soins ?
F.V. : Mon souhait de ministre n'est pas de coller mon nom à une loi. Comme si cela suffisait à provoquer les révolutions ! La vraie révolution dont on a besoin, c'est une révolution de la confiance, de faire confiance aux acteurs de terrain de la santé pour prendre en charge et organiser la prise en charge des patients au plus près de leurs besoins. Quand j'étais président de la Fédération hospitalière de France, nous avons lancé une expérimentation autour du concept de responsabilité populationnelle, sur deux pathologies, le diabète de type 2 et les maladies cardiovasculaires, sur cinq territoires aux quatre coins de la France, très différents sur le plan tant géographique que des données de santé de la population. Nous avons confié la mission à ceux qui suivaient ces patients pour dire comment améliorer leur prise en charge en leur donnant la capacité de mettre en place des dispositifs adaptés. En fonction des forces en présence, des besoins de la population et de la volonté de bien faire de ceux qui prennent en charge, nous avons vu émerger des modes de prise en charge très différents mais qui tous amenaient une amélioration. C'est cela, faire confiance aux acteurs de terrain et c'est cette révolution qu'il faut opérer. On est dans un système de santé qui a été trop longtemps pensé à taille unique, depuis le ministère, d'une manière jacobine.
Le fait d'avoir été maire, à Fontainebleau, vous aide-t-il à avoir une approche davantage « bottom-up », du bas vers le haut ? Peut-on travailler à une réorganisation avec des élus locaux ?
F.V. : J'en suis persuadé. Cela ne veut pas dire que l'Etat doit s'arrêter. Sur le terrain, il y a beaucoup d'envie de bien faire. Les élus locaux sont porteurs de l'intérêt général, ils peuvent comprendre qu'ils doivent être parmi ceux qui vont inventer des modes de prise en charge et qui aident à faire émerger les projets. Le territoire, c'est le lieu du décloisonnement. L'un des enjeux de notre système de santé est certes de faire revenir les jeunes dans les filières du soin, mais c'est aussi de décloisonner et de sortir d'un système où le spécialiste ne parle pas beaucoup au généraliste, ni le médecin de ville à l'hôpital, où l'hôpital ne regarde pas autour. Sortir de tous ces cloisonnements, liés à des modes de financement, des statuts juridiques et des modes d'intervention différents, pour arriver à baisser les ponts-levis et faire en sorte que les acteurs travaillent ensemble. C'est sur le terrain qu'il faut inventer des modes de prise en charge. La loi Ma Santé de 2022 a été un premier pas vers la territorialisation. Il faut aller beaucoup plus loin.
Autre cheval de bataille, le rapport entre le public et le privé. Avec le vieillissement de la population entraînant des besoins en hausse, faut-il appeler le privé à la rescousse ?
F.V. : D'abord, nous avons un système de santé français qui a toujours fonctionné avec une médecine publique et une médecine libérale, avec des entreprises privées comme des acteurs publics. Il n'y a aucune raison de vouloir changer cela. Il faut continuer à faire ce qui fait la force de notre système de santé et c'est effectivement ce maillage. Exemple, dans les CHU, se côtoient la fonction du soin, celle de recherche et d'enseignement et maintenant, dans nombre d'entre eux, des start-up. C'est donc aussi un lieu d'alliance entre l'innovation médicale et les prolongements industriels ou économiques. Il faut entretenir cette force par un financement public. Par ailleurs, quand on dit privé, de quoi parle-t-on ? La médecine libérale reste financée par la solidarité nationale.
L'entrée du monde financier dans le monde de la santé est-elle une évolution qui pose problème ?
F. V. : On observe que derrière la financiarisation se trouve un effet de concentration - on pense aux laboratoires ou à ce qui est en train d'arriver à des plateaux de radiologie. Il faut surveiller ce sujet. Il inquiète. Il y a quelques semaines, le Sénat a lancé une commission d'enquête assez consensuelle droite/gauche, au sein de la Commission des affaires sociales, pour évaluer les impacts de la financiarisation. De même, nous avons décidé avec Bercy de lancer une mission conjointe pour tenter d'apprécier la réalité de la financiarisation et veiller à ce que cela ne vienne pas déstabiliser le système de santé.
En tant que ministre de la Prévention, dans un pays où l'espérance de vie en bonne santé est assez médiocre, sur quoi pouvez-vous mettre l'accent ?
F.V. : Le président de la République a souhaité, et cela va être mis en œuvre d'ici l'été, les quatre rendez-vous de prévention à des âges clés de la vie qui vont pousser les Français à consulter, même s'ils ne sont pas malades, pour faire un point sur leur mode de vie et leurs pathologies. De même, on continue la prévention du cancer. Le taux de dépistage de cancer colorectal n'est qu'à 35 % et celui du cancer du sein à 70 %. L'objectif reste pour l'un comme pour l'autre d'arriver à 90 % et de faire beaucoup de pédagogie et d'information. Enfin, il faut profiter des Jeux olympiques et paralympiques à Paris pour populariser la pratique sportive de manière à pousser les Français à faire de l'exercice, qui est la meilleure prévention face à un certain nombre de pathologies. L'effet de loupe que vont apporter les JOP 2024 doit nous permettre d'arriver à faire de notre pays une grande nation de sport pour la pratique personnelle.
(compte rendu réalisé par Natasha Laporte)
Retrouvez ci-dessous en vidéo et en podcast l'entretien complet de Frédéric Valletoux lors de la première édition d'Impacts Santé, organisée le 25 avril par La Tribune à Paris.