"L'Europe nous a offert la paix, elle doit maintenant nous donner une solidarité concrète"

Par Robert Jules  |   |  3980  mots
La nouvelle Commission européenne. (Crédits : Reuters)
GRAND ENTRETIEN. Après avoir obtenu mercredi le feu vert du parlement, la nouvelle Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen prendra ses fonctions ce 1er décembre dans un contexte de défiance et de désenchantement à l'égard de l'institution. Occasion d'interroger Franck Gouéry, qui enseigne les Questions européennes à Sciences Po et travaille à la Représentation de la Commission européenne à Paris, auteur d'un conte "Le voyage d'Erasme" (*), qui se présente comme un plaidoyer en faveur de l'Union européenne.

LA TRIBUNE.- Vous publiez un plaidoyer en faveur de l'Union européenne sous la forme d'un conte et non d'un essai politique. Pourquoi?

FRANCK GOUERY.- Le vote pour le Brexit a été un déclencheur. Auparavant, il y avait déjà eu l'élection de Donald Trump malgré son déni du changement climatique. Je me suis questionné sur les raisons profondes de ces votes, sur nos ratés collectifs pour en arriver là...

J'ai repensé au courage des résistants dans un contexte bien plus terrible. J'ai lu Education européenne de Romain Gary, notamment ce passage où il écrit : « Il y a des moments dans l'histoire (...) où tout ce qui empêche l'homme de désespérer (...) a besoin d'une cachette, d'un refuge (...), une chanson, un poème, une musique, un livre.» L'un des personnages explique que le « désespoir, c'est seulement un manque de talent ». Le Voyage d'Érasme est un refuge pour abriter l'idéal européen. J'avais envisagé un essai politique inspiré de mes connaissance et expérience de l'Europe. Mais puisque nos sociétés d'opinions se transforment en société d'émotions, il faut parler d'Europe avec le cœur en plus de la raison. Le vrai projet européen est de cet ordre : c'est l'humanisme. Voilà comment je me suis orienté vers la fiction.

En Europe, la fiction nous a toujours aidés à comprendre l'histoire, la politique, à faire notre travail de mémoire positive ou négative. Homère a raconté la guerre de Troie, Shakespeare l'essor et la chute des Plantagenêts, Victor Hugo nous parle de Napoléon III ou de la misère du XIXe siècle. Lorsqu'on regarde les Etats-Unis d'Amérique, on se rend compte que le rêve américain a été popularisé par les fictions d'Hollywood. Notre rêve européen : la paix, la solidarité, l'Etat de droit, la liberté n'a rien à envier au rêve américain, mais il nous manque des récits pour l'incarner. Idéalement, il nous faudrait notre « Eurollywood » .

Il m'a aussi semblé que le conte philosophique permettrait de poser un regard extérieur candide sur notre réalité politique européenne. Je voulais éviter le côté donneur de leçons, accompagner le lecteur avec simplicité, mais sans simplisme, poser une critique, mais positive. Le conte permet aussi plus de liberté.

Votre héros est  un « Petit Prince », prénommé Érasme. Est-ce un clin d'œil au grand humaniste, figure centrale de la Renaissance et fin connaisseur de l'Europe ?

Dans ses Mémoires, Jean Monnet évoque sa rencontre avec Saint-Exupéry et cela m'a donné envie de réunir leurs univers. J'ai alors découvert que l'enfant qui a inspiré le personnage du « Petit Prince » est Pierre Sudreau. A 16 ans, il s'est engagé dans la Résistance. Puis il a été déporté à Buchenwald. Ce ministre du général de Gaulle était profondément européen...

J'ai donc commencé à imaginer mon histoire, en ajoutant mon expérience dans la Corne de l'Afrique. Au lecteur de découvrir ses secrets, mais l'enfant de mon conte est à l'image de l'Union européenne : jeune dans son élan, ancienne par sa culture, fragile dans son équilibre. Saint-Exupéry s'inscrivait d'ailleurs aussi dans une tradition européenne, celle du conte philosophique - Candide de Voltaire, Gulliver de Swift, Lettres persanes de Montesquieu - avec aussi des accents platoniciens - « l'essentiel est invisible pour les yeux » - ou même pascaliens - « on ne voit bien qu'avec le coeur » -.

Quant à Érasme, il critiquait le comportement des classes dirigeantes vis-à-vis de l'idéal chrétien dans son Eloge de la folie. C'est aussi le propos du Voyage d'Érasme, mais avec l'idéal européen, et j'ai bien sûr voulu adresser un clin d'oeil au programme Erasmus humaniste, tourné vers la jeunesse, et certainement le plus populaire.

Le livre est aussi personnel. Votre grand-père italien a travaillé dans la Corne de l'Afrique. En allant sur ses traces, vous suggérez qu'il faut regarder l'Europe de l'extérieur pour en voir sa grandeur ? Faut-il se décentrer pour mieux l'appréhender ?

Lors de mes voyages dans cette région sur laquelle j'ai publié plusieurs ouvrages, j'ai vécu des expériences extraordinaires. J'ai vu briller le rêve européen dans les yeux d'hommes et femmes rencontrés là-bas. J'ai compris que nous avions construit un formidable espace de paix, de liberté, de démocratie, de droits de l'homme, de solidarité, envié par le monde entier. Pourtant, nous étions en ruine à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. C'est précisément ce que nous a rappelé Obama en 2016 dans son discours d'Hanovre.

De l'extérieur, certains pourraient se dire « l'Europe est un paradis habité de peuples qui croient vivre en enfer » tant nous sommes parfois pessimistes. En réalité, tout n'est pas parfait, il y a des échecs, mais nous pouvons être fiers de la maison européenne dont nous avons hérité. Il faut la critiquer, la retaper, l'améliorer.

L'Europe nous a offert le parfum de la paix, elle doit maintenant nous donner la saveur d'une solidarité concrète. Erasmus, encore une fois, est à ce titre exemplaire. L'Europe doit s'incarner dans la vie quotidienne.

Vous citez les acteurs de la première heure comme Jean Monnet. Ils étaient lucides, et conscients de partir d'une utopie. Volontaristes, ils se sont inspirés des valeurs européennes comme la paix et la solidarité, issues de la tradition humaniste du Vieux Continent. Les a-t-on perdues ?


J'espère qu'on n'a pas totalement perdu les valeurs de paix et de solidarité, mais c'est vrai que nous nous en sommes parfois éloignés ces dernières années.

Comme vous le soulignez, les pionniers de l'Europe avaient parfaitement conscience des difficultés, mais ils ne se sont pas découragés pour autant. Ils savaient que cela prendrait du temps, que la question de la souveraineté se poserait, qu'il faudrait préserver l'esprit de solidarité. L'objectif de ces citations et des biographies des grands acteurs de l'Europe qu'on retrouve dans cet ouvrage était, au-delà de la fiction, de proposer un support éducatif. Si des enseignants se l'approprient, j'en serais très heureux.

Cette génération partageait le même traumatisme, le « plus-jamais-ça » unissait une grande partie des Européens. Pour les jeunes générations, l'Europe est une évidence pour ce qui est des libertés, de la paix, mais il existe un doute sur les idéaux, sur le projet commun. Je pense qu'un « surtout-pas-ça » rassemblera les peuples européens et dessinera notre nouvel idéal. Surtout pas une planète qui s'effondre, surtout pas une planète dominée par des dictatures, surtout pas tant d'inégalités.

L'Europe était le projet de personnes déterminées à réaliser leur rêve pacifique. Elle est la petite fille d'une espérance devenue réalité, et il faut la préserver. Le projet européen était le rêve de quelques-uns, transcendé en espoir d'une multitude pour la paix, il est devenu une nécessité à réenchanter pour avancer.

Mais aujourd'hui n'est-elle pas devenue une machine bureaucratique qui a perdu son âme initiale. Vous invitez ses acteurs, notamment ses fonctionnaires, qui sont des « jardiniers » dans votre conte à renouer avec l'esprit des origines. Comment faire ?

Dans Le Voyage d'Érasme, l'historienne, à qui je prête volontairement les traits d'Anne Frank, explique que la culture de la paix se construit en remplaçant la loi du plus fort par une prise de décisions démocratiques communes, et qu'« on n'a de bonnes décisions pacifiques que si on maintient l'esprit de solidarité, une bonne éducation, un bon partage des richesses et une bonne information des citoyens ».

Je comprends les critiques, elles portent une part de vérité, mais l'âme de l'Europe et l'idéal qu'elle vise restent vivants.

J'ai rencontré au sein des institutions européennes des hommes et des femmes exceptionnels, dévoués, compétents, mais j'ai aussi croisé l'arrogance, l'ambition personnelle, l'aveuglement, comme dans toute organisation humaine. Pourtant, je ne crois pas que le problème principal de l'Europe vienne de ses institutions et de ses fonctionnaires, loin de là.

Le souverainisme revient en force ces derniers temps, l'UE étant accusée d'être une entité supra-nationale et l'euro d'être un carcan. Ces critiques sont-elles fondées?

La rencontre d'Érasme et d'un souverainiste est l'occasion d'un échange essentiel. Je crois qu'il éclaire le malentendu dans lequel on est tombé. On peut aimer son Europe et son pays, comme on aime à la fois son père et sa mère, son grand-père et sa fille. « L'Europe est la patrie des patries », disait justement Vaclav Havel, une belle réponse aux inconditionnels des racines qui devraient aussi regarder vers le ciel. L'Europe est un héritage et un avenir commun, une promesse et une culture.

La souveraineté est une illusion totale dans un monde d'interconnexions. D'abord sans souveraineté partagée comme dans l'UE, dans les moments de crises, on arrivera in fine à une logique de conflits plutôt que de solidarité. La loi du plus fort règnera de nouveau et régler la question climatique, celle des migrations, celle de la fiscalité des multinationales dans son coin est impossible.

Aux dernières élections européennes, il y a eu un sursaut pro-européen. C'est un vote d'espoir, il va falloir être à la hauteur. Je dirais qu'il existe un doute sur les institutions européennes. Nombre de citoyens ne savent pas qui fait quoi, qui propose, qui décide. Là, il faut vraiment faire un effort d'éducation civique et d'information. Stefan Zweig le préconisait déjà à son époque. Récemment, j'ai aussi appelé dans une tribune dans Le Parisien à européaniser l'audiovisuel public car 71% des Français se considèrent mal informés par leur télévision (15 points au-dessus de la moyenne européenne).

On critique aussi la complexité de l'Union européenne pour en justifier le désintérêt, mais la complexité est le fruit du processus de civilisation. Elle ne devrait donc pas nous rebuter. La dictature, la tyrannie et le totalitarisme sont très simples.

Mais de nombreux Européens, par exemple les Grecs, qui ont subi une sévère politique d'austérité, ont des raisons d'être pessimistes. Les élites européennes se préoccupent davantage de l'administration des choses que de la politique des hommes...

La crise grecque et l'insuffisance de solidarité ont questionné nos démocraties et l'ampleur de notre projet européen. Lorsqu'un pays est au bord de la faillite, jusqu'où l'aider. Le manque de solidarité ne vient pas des institutions européennes, mais au contraire du manque d'Europe.

Le petit Érasme de mon conte envisage de planter des arbres fruitiers bleus européens pour plus de solidarité après les fleurs bleues de la paix. Voilà un idéal à construire pour les nouvelles générations. Pour cela, il faut dépasser le spectre du pessimisme. Si le scepticisme est utile à la critique, trop de pessimisme paralyse, détruit la confiance et peut conduire au pire. On l'a vu dans les années 1930.

N'oublions pas les brûlures de notre histoire, des «germes de désagrégation », comme les appelaient Alcide de Gasperi, sont en nous. Il faut investir ensemble dans notre avenir.

Chaque Etat membre a une approche coûts/bénéfices. Cette vision nationale ne traduit-elle pas un doute à l'égard du projet européen ?

La logique nationale coûts/bénéfices ne peut pas définir notre projet européen, même si elle est légitime. Regardez les satellites Galileo (système de positionnement par radionavigation) ou Copernicus (observation de la terre), on les a financés ensemble et ils nous bénéficient à tous. Il n'y a pas de retour budgétaire national, mais il y a bien une valeur ajoutée commune. Globalement, le bénéfice économique que nous tirons tous de l'Union européenne est bien supérieur au coût dérisoire qu'elle représente budgétairement. Nos valeurs doivent se traduire dans nos politiques et nous devons accepter de mutualiser plus que 1,1% de notre richesse européenne.

Ces dernières années, on a assisté à la montée de populismes qui critiquent le projet européen. Qu'en pensez-vous ?

Je distinguerais plusieurs types de populismes. Oui, il en existe qui remettent en question l'Etat de droit, les droits de l'homme, la démocratie représentative et même l'essentielle liberté des médias. La lutte pour préserver cet héritage en Europe est un combat constant.

Nos peuples européens ont réussi à se libérer des totalitarismes au XXe siècle. Attention à ne pas se laisser submerger par ces populismes du XXIe siècle qui s'attaquent à nos valeurs politiques essentielles. On ne doit pas transiger, c'est la leçon de la Résistance. "L'humanisme européen a besoin de combattants", dit le petit Érasme, et de ce point de vue j'espère que mon conte servira de petit livre bleu du résistant européen.

Paradoxalement, ces doutes s'expriment au moment où nous aurions le plus besoin de coopération pour lutter contre les inégalités, le réchauffement climatique, pour définir une politique migratoire...

Si on regarde la dernière enquête d'opinion, les Français ont beaucoup de doutes mais les Européens dans leur ensemble en ont moins. Le Brexit a agi comme un révélateur des acquis et des risques d'un détricotage. La confiance dans l'Union européenne est à son plus haut depuis 2009, dix points au dessus de la confiance dans les gouvernements nationaux. La France est en queue de classement avec le Royaume-Uni et la Grèce, pourtant l'UE va beaucoup mieux qu'il y a cinq ans : 14 millions d'emplois ont été créés, l'investissement est reparti grâce au plan dédié de la Commission Juncker, le pic de la crise des migrations est derrière nous. Mais les Français ne sont pas vraiment au courant de tout cela, leurs médias télévisuels ne les en informent quasiment pas... En réalité, les Européens soutiennent des politiques communes en matière énergétique (72%), commerciale (71%), de migration (61%).

Cela contraste avec les responsables politiques qui sont peu nombreux à tenir un discours positif sur l'UE. Emmanuel Macron a fait des propositions pour relancer la construction sans être entendu. N'est-ce pas un problème majeur ?

Simone Veil disait avec justesse : « Se fixant de grandes ambitions, l'Europe pourra faire entendre sa voix et défendre des valeurs fortes : la paix, la défense des droits de l'homme, davantage de solidarité entre les riches et les pauvres. L'Europe, c'est le grand dessein du XXIème siècle ». On a beaucoup progressé pendant l'âge d'or de l'époque Kohl-Mitterrand-Delors dans les années 1985-95. Après l'échec du projet de traité constitutionnel en 2005, nous avons fait profil bas, trop centrés sur l'économie. Mais comme disait Vaclav Havel : « Sans rêver d'une meilleure Europe, on n'édifiera jamais une Europe meilleure »."

Peu de responsables politiques tiennent un discours positif sur l'Europe, ils préfèrent jouer sur les peurs, sur la lassitude, et on finit par oublier le vrai bilan de l'UE. Le président français a le mérite de renouer avec le volontarisme politique, avec une vraie ambition européenne, cela peut déclencher de nouvelles dynamiques positives.

D'ores et déjà : le Fonds de défense européen est en place, un embryon de budget européen pour la zone euro a été créé, l'objectif de neutralité climatique pour 2050 est sur le point d'être adopté. Que les pro-Européens continuent à rêver, c'est essentiel pour que l'Union européenne réussisse. Chaque génération doit se ressourcer dans un idéal européen de son temps.

Le fait que l'UE contribue à une paix stable sur un continent dont l'histoire a été faite de nombreux conflits semble oublié. On a même l'impression de régresser quand on consulte les réseaux sociaux...

La culture de la paix se perd et il faut l'expliquer, la transmettre. Les réseaux sociaux sont de formidables déversoirs à colère où l'indignation fait recette.

Mais si on se moque de la paix, de la démocratie, c'est par ignorance. Il suffit de discuter avec ceux qui ont connu la guerre, la dictature pour s'en rendre compte. Averroès disait que « l'ignorance mène à la peur, la peur mène à la colère et la colère conduit à la violence. Voilà l'équation ». Le digital et les algorithmes décuplent la puissance de cette chaîne négative. Nos vieux démons sont toujours là, mais nous sommes l'Europe, nous avons les moyens de réagir. Le Voyage d'Érasme évoque des GAFArbres envahissants qu'il faut élaguer ! La question de la régulation se pose, comme celle de la haine en ligne par exemple.

Les résistants n'avaient plus d'espoir et ils ont continué à se battre pour leurs valeurs. N'attendons pas qu'il soit trop tard, c'est le sens de mon conte, un appel aux valeurs positives de l'Europe et à une action déterminée face au changement climatique et aux inégalités.

Vous avez des mots très durs sur le monde des affaires, où règnerez l'égoïsme. Qu'est-ce qui pourrait le rendre plus solidaire ?

Aux Etats-Unis, le milliardaire Warren Buffet réclame d'être davantage taxé. Pendant ce temps dans notre Union européenne, s'il y a évidemment des entrepreneurs formidables, certains milliardaires recherchent l'optimisation fiscale. Cela renforce la concurrence fiscale, mine la confiance et alimente la défiance.

Après la chute du bloc de l'Est, nous avons vécu dans l'illusion de la victoire des marchés qui allaient résoudre automatiquement tous les problèmes. Mais c'était oublier un peu vite que le partage est difficile à organiser. La liberté économique continentale va de pair avec la solidarité continentale. Au niveau européen, il faut donc plus de décisions à la majorité (qualifiée), sur la fiscalité par exemple. L'unanimité, c'est la vétocratie, l'inverse de la démocratie. Il n'y a pas d'Europe lorsqu'on vote à l'unanimité. La Commission Juncker avait courageusement proposé de faire quelques pas dans cette direction. Nous allons voir si le nouveau Parlement européen et les Etats acceptent d'aller enfin de l'avant.

La clé pour éviter les excès est extrêmement simple : c'est la régulation démocratique à la bonne échelle. Il faut être dur avec les déserteurs de la solidarité. Je ne crois pas au protectionnisme, sauf en dernier ressort pour débloquer une négociation car c'est une dynamique conflictuelle. On voit bien que l'UE a réussi à imposer ses règles aux multinationales du numérique parce que nous étions clairs sur notre régulation des données personnelles. Il faudrait agir ainsi sur la fiscalité.

L'UE est souvent accusée d'être trop faible, trop libérale par rapport aux Etats-Unis, à la Chine ou la Russie. Elle temporise avant de décider. Ce reproche n'est-il pas en partie fondé ?

Oui, il faut des procédures d'urgences pour des circonstances exceptionnelles. Mais attention à la tentation de la rapidité permanente. Parfois il n'y a pas de majorité, il faut construire un consensus, un compromis. Ce n'est pas une preuve de faiblesse, mais de force, de maturité, le reflet du fait que les votes comptent.

Au final, qui réussit le mieux parmi les grandes puissances ? Qui utilise le mieux son potentiel, soigne ses citoyens, leur donne la liberté de pensée et d'entreprendre avec le moins de corruption ? Nous ne sommes pas assez fiers de notre modèle européen, de nous mêmes. C'est bien d'éviter l'arrogance nationaliste, mais il ne faut pas tomber dans la dépréciation permanente. Soyons conscient de nos forces, de nos atouts.

L'immigration a été un élément déclencheur du rejet de l'UE à travers l'Europe, en particulier en Allemagne où la décision d'Angela Merkel d'ouvrir les frontières a été mal vécu. Avec le recul, la chancelière allemande n'a-t-elle pas fait une erreur d'appréciation?

Pour moi, Angela Merkel a sauvé l'honneur de l'Europe. Quel symbole : une Allemagne qui accueille 800.000 réfugiés syriens quatre-vingt ans après le nazisme. Le travail de mémoire a porté ses fruits. Plus de coordination entre les Européens aurait été préférable, mais la migration est un sujet sensible, trouver un consensus est très difficile et ceux qui fuyaient étaient déjà sur les routes. Bien sûr, il existe un problème avec l'émergence d'une extrême droite inquiétante en Allemagne. Mais on ne peut pas proclamer des valeurs et les oublier quand le moment vient de les mettre en pratique. Dans le conte, Érasme explique que ces réfugiés politiques - comme Osman sans autre choix que de quitter son pays - trouvent un refuge aujourd'hui puis « aideront à animer la flamme de l'Europe » demain.

Effectivement, la migration a suscité un questionnement sur l'UE et les images de la crise ont ravivé des peurs existentielles. Mais depuis, le phénomène est maîtrisé. Le pic de la crise est dépassé. L'Europe ne doit être ni une forteresse ni une passoire, elle doit trouver le bon équilibre et s'allier avec l'Afrique pour répondre aux défis communs.

Pour le philosophe allemand Edmund Husserl, que vous citez, « le plus grand péril qui menace l'Europe, c'est la lassitude ». Pensez-vous que le renouvellement du parlement européen et l'arrivée de deux femmes aux postes clés - Commission et BCE - : Ursula von der Leyen et Christine Lagarde vous semblent de nature à relancer le projet européen ?

Pour revenir sur la citation de Husserl, la leçon qu'il nous enseigne est qu'il nous faut préserver l'espérance. Le renouvellement des institutions européennes est une formidable occasion de répondre aux aspirations des citoyens. En France, la participation aux Européennes a été supérieure à celle des élections législatives, c'est un signe historique !

Christine Lagarde a la lourde tâche de succéder à Mario Draghi qui a sauvé l'euro. Dans Le Voyage d'Érasme, une rencontre avec un jardinier noisetier donne quelques pistes inspirées par l'économiste Michel Aglietta pour une intervention en faveur de la transition énergétique.

Ursula von der Leyen a déjà annoncé que sa priorité des 100 premiers jours sera de faire adopter un pacte vert européen, le Green Deal européen, c'est prometteur.

Aux XVe et XVIe siècle, les Européens ont amorcé le processus de mondialisation dont on constate au XXIe siècle qu'il a transformé la planète mais aussi qu'il menace la vie elle-même. Nous devrions donc être à l'avant-garde pour montrer un chemin durable. Voilà une mission qui est à la hauteur de l'Europe. Comme Ulysse après un long voyage, notre continent n'aura de paix durable qu'en réussissant cette dernière épreuve qui lui apportera la reconnaissance de tous. « Nous n'héritons pas de la terre de nos parents, nous empruntons celle de nos enfants », écrivait Saint-Exupéry.

Propos recueillis par Robert Jules

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(*) Franck Gouéry "Le voyage d'Erasme" (éd.  Non Lieu, 120 pages, 12 euros).

Franck Gouéry est aussi co-auteur et co-photographe, avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, de plusieurs livres de photographies sur la Corne de l'Afrique - Les Afars d'Éthiopie, dans l'enfer du Danakil (Non Lieu, 2011), Érythrée, entre splendeur et isolement (Non Lieu, 2015) et Djibouti, de roc, de sable et de sel (Non Lieu, 2017) - et d'un essai politique Érythrée, un naufrage totalitaire (PUF, 2015). Il a aussi exposé à la Fondation Ricard et au Forum des images à Paris.