Les géants du Web se jouent de la réglementation française

Par Charles de Laubier  |   |  643  mots
Pierre Lescure, ancien PDG de Canal+, auteur d'un rapport en 2013 sur la culture et le numérique dans le cadre de « l'exception culturelle française ».
Adoptée dans les années 1980 au moment de l'abolition des monopoles d'État de l'audiovisuel voulue par François Mitterrand, la réglementation du PAF (paysage audiovisuel français) est devenue aujourd'hui obsolète à l'heure, cette fois, de l'abolition des frontières de l'audiovisuel.

« Il faut absolument arriver à un système d'obligations qui mette les acteurs français à parité avec les concurrents étrangers, en particulier ceux qui arrivent sur Internet », a déclaré Rodolphe Belmer, directeur général du groupe Canal +, le 17 octobre dernier aux Rencontres cinématographiques de Dijon.

Établies au Luxembourg (Netflix, iTunes, Amazon, Jook Video...) ou en Irlande (Google, YouTube, Apple...), les plates-formes numériques venues le plus souvent d'outre-Atlantique échappent en effet en France à toutes sortes d'obligations (quotas, financement de la création, exposition des oeuvres françaises, fiscalité...) auxquelles sont en revanche soumis les chaînes de télévision et les services de médias audiovisuels à la demande (Smad) français, notamment la vidéo à la demande (VOD) et la télévision de rattrapage (TVR).

Tout l'enjeu de la future réglementation audiovisuelle sera de passer du « pays d'installation » au « pays de destination », comme ce sera le cas à partir du 1er janvier 2015 en Europe pour la TVA en ligne qui sera perçue dans le pays de consommation. « Netflix et YouTube n'arrivent pas en France par l'opération du Saint-Esprit ! Ces gens ont construit une "tête de réseau" - une infrastructure physique qui est très lourde - à Paris, boulevard Voltaire. Donc, ils sont saisissables. Il suffit que l'installation ne soit pas définie par l'adresse postale mais par la tête de réseau », a insisté Rodolphe Belmer.

D'où l'idée de jouer sur ce que Frédérique Bredin, présidente du CNC, appelle « la territorialisation des réseaux » et sur ce qu'Olivier Schrameck, président du CSA, évoque comme « la régulation de la bande passante ».

Ce péage à l'entrée de l'Internet français a déjà été proposé il y a trois ans, en novembre 2011, par le rapport « La Télévision connectée », coécrit par Marc Tessier (Videofutur), Takis Candilis (Lagardère), Philippe Levrier (ex-CSA) et Martin Rogard (Dailymotion). Cette « contribution perçue sur les échanges générés par les services en ligne » pour le trafic Internet et vidéo pourrait par exemple être, selon eux, versée au CNC, lequel voudrait aussi aujourd'hui taxer les publicités des hébergeurs de vidéos établis (Dailymotion) ou non (YouTube) en France.

Rien ne se fera sans la commission européenne

Reste à légiférer et à notifier ces mesures à la Commission européenne, sans enfreindre le principe de neutralité de l'Internet, puis surtout à l'appliquer. Or la France a déjà promulgué en décembre 2010 un décret « anti-contournement » (dit « second décret Smad »)qui donne au CSA le pouvoir - après l'aval de Bruxelles - de suspendre un service de VOD ou de télévision de rattrapage en cas de « contournement » des obligations françaises.

Mais ce décret n'a jamais été appliqué ! Selon nos informations, Jook Video aurait pu se le voir appliquer dans la mesure où ce service de SVOD a été lancé en France en mars 2013 - distribué notamment par Orange, Free et Numericable - mais facture à partir du Luxembourg. Or Jook Video appartient au groupe audiovisuel AB basé au Luxembourg et contrôlé par le Français multimillionnaire Claude Berda, avec TF1 comme actionnaire minoritaire. Le décret « anti-contournement » ne devrait pas plus s'appliquer à Netflix.

Pourquoi ? Parce que, comme l'avait rappelé le rapport Lescure, la Commission européenne a signifié à la France - par un courrier daté du 28 janvier 2013 - qu'elle ne cautionnait pas ce décret qui aurait dû, selon elle, s'en tenir à la télévision linéaire. L'Europe aura donc le dernier mot, comme ce sera aussi le cas pour la « taxe vidéo » adoptée par la France fin 2013 et censée s'appliquer aussi aux opérateurs de SVOD venant d'un autre pays européen (Netflix aujourd'hui, Amazon Prime demain). La France attend toujours le feu vert de Bruxelles.