1.317 jours, la lente et tortueuse préparation de la finance au Brexit

Par Benoit Toussaint, AFP  |   |  855  mots
La City londonienne accueille quelque 17.000 entreprises et plus de 450.000 salariés, en finance principalement. (Crédits : User:Colin / Wikimedia Commons / CC BY-SA 4.0)
Entre pics de fièvre, accalmies, accélérations, revirements, les acteurs financiers européens ont mené un long et tortueux travail pour définir leur organisation post-Brexit, esquissant les contours du nouveau visage de la finance en Europe.

Le 24 juin 2016, un coup de tonnerre secoue la finance européenne : les Britanniques viennent de voter pour un divorce avec l'Union européenne. Londres, capitale européenne du secteur, centre névralgique des marchés mondiaux, risque d'être coupée du continent.

Entre pics de fièvre, accalmies, accélérations, revirements, les acteurs financiers européens vont devoir mener un long et tortueux travail pour définir leur organisation post-Brexit, esquissant les contours du nouveau visage de la finance en Europe.

"L'écosystème bancaire a été très surpris, mais le métier de la banque c'est de gérer du risque, ce risque avait été anticipé", se souvient pour l'AFP Stéphane Dehaies, salarié de la banque britannique RBS lors du vote et désormais associé au sein du cabinet KPMG.

La City londonienne accueille alors quelque 17.000 entreprises et plus de 450.000 salariés, en finance principalement. De nombreuses banques, assurances et fonds d'investissements internationaux y ont installé leur siège.

"Ce qui m'a frappé, c'est la vitesse de réaction. Dès août 2016, on a commencé à travailler", raconte Marc Perrone, avocat parisien employé à l'époque par le prestigieux cabinet Linklaters.

"Scénario du pire" : la perte du passeport

Principale inquiétude pour le monde financier : la perte du "passeport", dispositif permettant de vendre − depuis le Royaume-Uni − produits et services financiers dans l'UE après l'approbation d'un seul des 28 régulateurs nationaux. Durant les premières semaines, "beaucoup de clients nous ont dit se préparer au pire, un Brexit sans accord" et donc à la perte du passeport, raconte M. Perrone.

Débute alors une minutieuse analyse pour définir où, comment et quelles activités réimplanter sur le continent : les cabinets de conseil reçoivent d'interminables listes de questions pour aider les dirigeants à la décision.

"Le point de départ était, voyons comment continuer l'activité sans changer le modèle et s'il y a besoin de restructurer, comment le faire avec le minimum d'impact", se remémore Frédérick Lacroix, avocat chez Clifford Chance.

Service par service, poste par poste, "on est allé loin dans l'analyse. Il a fallu prendre l'activité des établissements financiers, morceaux par morceaux, et regarder ce qui peut être continué ou pas", détaille l'avocat.

Des bataillons de consultants ont aussi dû définir comment transférer plateformes informatiques et clientèle, vendre des produits sous contrats britanniques, utiliser dans l'UE des données stockées au Royaume-Uni ou se couvrir contre les risques, relate Stéphane Dehaies pour KPMG.

Passage au peigne fin

Un classement comparatif des différentes places financières est établi, en vue d'y relocaliser les activités concernées. Droit local des sociétés, sévérité des superviseurs, règles de licenciements et de bonus, fiscalité, vie locale, scolarité, santé, tout y passe ou presque.

"Au début tout le monde s'est dit +il faut trouver un autre endroit pour transférer et donc ce sera un autre endroit, point à la ligne+", raconte Marc Perrone.

De fait, les premières annonces de relocalisation d'emplois semblent donner l'avantage à Francfort, et dans une moindre mesure Amsterdam, Luxembourg ou Dublin. Paris apparaît en revanche à la traîne. La donne ne tarde toutefois pas à changer quand en mai 2017, Emmanuel Macron est élu président de la République en France. L'effet est décisif : "on a senti un changement d'appréciation vis-à-vis de la place parisienne avec son élection et les annonces qu'il a faites", assure Marc Perrone.

Nouveau monde financier

D'autant qu'avec les reports successifs du Brexit, les établissements financiers ont le temps d'affiner leur stratégie : "Les scénarios pour les banques ont énormément évolué en fonction des discussions" politiques, pointe Stéphane Dehaies.

L'analyse révèle aussi que "certains pays avaient finalement une situation moins rose que ce qui était perçu", raconte M. Perrone, citant l'exemple de l'Allemagne où "la cogestion n'a pas fait sauter de joie les états-majors anglo-saxons".

En parallèle, les établissements financiers installés au Royaume-Uni peinent à convaincre certains salariés de rejoindre des places financières jugée trop provinciales, comme Francfort. "La dimension humaine a été très clairement sous-estimée par les directions parce que l'analyse initiale a été faite de manière presque mathématique", affirme M. Lacroix.

Dès lors, un nouveau visage se dessine pour la finance européenne : "au lieu d'avoir une relocalisation en masse à un seul endroit, on s'est dirigé vers un éclatement dans différentes villes en fonction de leurs pôles de compétences", ajoute l'avocat. Nombre de sièges juridiques se sont installés à Francfort, Paris attire les activités de marché, Luxembourg la gestion d'actif, Dublin certains fonds d'investissements, etc. Mais 1.317 jours après le vote britannique, peu d'équipes ont encore traversé la Manche.

Le Brexit, qui interviendra officiellement dans la nuit de vendredi à samedi, exclut les services financiers. Leur sort doit être scellé d'ici fin 2020 lors de négociations additionnelles. Faute d'accord, les acteurs financiers au Royaume-Uni risquent toujours la perte de leur passeport. Aucune des banques contactées par l'AFP n'a souhaité s'exprimer.