Procès Kerviel : l’avocat général estime que la Société générale ne peut prétendre aux 4,9 milliards d'euros de dommages-intérêts

Par Christine Lejoux  |   |  1572  mots
Jean Veil (à droite) l'un des avocats de la Société Générale, a qualifié Jérôme Kerviel, défendu par David Koubbi (gauche) de "délinquant".
"La Société générale a laissé le champ libre aux velléités délictuelles de Jérôme Kerviel", a estimé Jean-Marie d'Huy. Le jugement sera mis en délibéré au 23 septembre.

Coup de tonnerre au procès Kerviel. Dans ses réquisitions, l'avocat général a en effet estimé que l'ex-trader n'avait plus à s'acquitter des 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts réclamés par la Société générale. Pour Jean-Marie d'Huy, Jérôme Kerviel « a bien été condamné pour des délits qu'il a commis, et la Société générale est bien victime. » Pour autant, « quand j'entends parler de « négligences » (au sujet des manquements de la Société générale dans ses mécanismes de contrôle), cela me paraît bien en-deçà des faits », estime l'avocat général dans son réquisitoire.

« La Société générale a laissé le champ libre aux velléités délictuelles de Jérôme Kerviel »

Jean-Marie d'Huy se réfère au rapport de la Commission bancaire, le gendarme du secteur à l'époque des faits, selon lequel « les faiblesses des dispositifs de contrôle de la Société générale étaient un facteur de vulnérabilité au rogue trading (traders voyous). » Toujours selon ce rapport, les « défaillances et carences graves des systèmes de contrôle de la Société générale se sont poursuivis sur une longue période, tout au long de l'année 2007 », « ce qui a rendu possible la réalisation et le développement de la fraude, et ses graves conséquences financières. »

« Des négligences qui durent deviennent intentionnelles », tonne l'avocat général. Pour Jean-Marie d'Huy, « un pilier de la place bancaire qui, malgré les avertissements et les recommandations de ses propres services, continue de fonctionner en dehors du champ réglementaire sans apporter de réponses, commet une faute grave. » Et Jean-Marie d'Huy d'enfoncer le clou : « La Société générale a laissé le champ libre aux velléités délictuelles de Jérôme Kerviel. ».  L'avocat général a donc sollicité de la cour d'appel de Versailles qu'elle rejette la demande de dommages-intérêts de 4,9 milliards d'euros formulée par la banque. Ainsi que l'expertise de cette somme demandée par Jérôme Kerviel, celle-ci devenant de facto sans objet. David Koubbi, avocat de l'ancien trader, a accueilli "avec surprise et contentement" la première partie de la solution prônée par Jean-Marie d'Huy, mais a ajouté que cela "ne changeait rien à (la) demande d'expertise judiciaire" sur la perte de 4,9 milliards demandée par la défense de Jérôme Kerviel. Le jugement sera mis en délibéré au 23 septembre. "Surprise" par les réquisitions de l'avocat général, la banque a indiqué dans un communiqué attendre "avec sérénité" l'arrêt de la cours d'appel de Versailles.

Le volet civil de l'affaire cassé par la Cour de Cassation en 2014

Pour rappel, Jérôme Kerviel avait été condamné, en première instance en 2010, puis en appel en 2012, à cinq ans de prison, dont trois ferme, et au versement de 4,9 milliards d'euros de dommages-intérêts à la Société générale, pour abus de confiance, introduction de données frauduleuses dans un système informatique, faux et usage de faux.

Mais le volet civil de l'affaire, relatif aux dommages-intérêts, avait été cassé par la Cour de cassation le 19 mars 2014. La plus haute juridiction française avait estimé que la cour d'appel de Paris avait insuffisamment pris en compte les défaillances des mécanismes de contrôle de la Société générale, et avait renvoyé le jugement du volet civil devant la cour d'appel de Versailles.

Cette dernière doit donc évaluer le degré des responsabilités de la banque dans la perte de 4,9 milliards d'euros qu'elle avait subie en janvier 2008, à l'issue du débouclage des énormes positions non autorisées prises sur les marchés financiers par son ancien trader. Une évaluation qui pourrait conduire Jérôme Kerviel à ne pas être redevable de la totalité des 4,9 milliards d'euros à la Générale, et contraindre la banque à rembourser tout ou partie de la déduction fiscale de 2,2 milliards qu'elle avait perçue dans le cadre de cette affaire.

A qui la faute ?

Selon François Martineau, l'un des avocats de la Société générale, la cour d'appel de Versailles devra apprécier le partage des responsabilités entre Jérôme Kerviel et la banque en fonction de la gravité de leurs fautes respectives, c'est-à-dire de leur caractère intentionnel ou non. La Société générale a-t-elle fauté ? Oui, dans son rapport de l'époque, la Commission bancaire, le gendarme du secteur, avait pointé du  doigt des « manquements », des « carences graves » dans les systèmes de contrôle de la banque, Me Martineau en convient.

Mais, souligne l'avocat, « ces manquements n'étaient pas intentionnels, selon la Commission bancaire. Ils sont assimilables à des fautes de négligence. » Rien à voir, donc, avec « les infractions pénales de Jérôme Kerviel, qui étaient des fautes intentionnelles » et qui ont été jugées et sanctionnées comme telles en première instance puis en appel, des jugements confirmés par la Cour de cassation. « Les systèmes de contrôle de la Société générale ont été confrontés à un fraudeur redoutable, d'autant plus que, de par son expérience passée [Jérôme Kerviel avait travaillé au middle-office avant de rejoindre le back-office des traders ; Ndlr], il en avait une très bonne connaissance. Ce fraudeur délinquant est bien à l'origine du dommage subi par la Société générale », assène Me Martineau.

Une "faute morale" de Kerviel selon les avocats de la banque

Selon l'avocat de la Société générale, l'ancien trader ne s'est pas seulement rendu coupable de prises de positions non autorisées et excessives sur les marchés, lesquelles avaient atteint 52 milliards d'euros en janvier 2008, soit 1,5 fois les fonds propres de la Société générale, exposant ainsi la banque à une perte latente de 2,7 milliards. Outre ces engagements non autorisés, qu'il dissimulait par des opérations fictives, Jérôme Kerviel a commis une « faute morale », estime Me Martineau. Et ce, en brisant « gravement » la confiance que ses supérieurs et ses collaborateurs avaient en lui.

« Je suis sûr que cette faute morale pèsera lourd dans votre délibéré », a conclu Me Martineau en s'adressant à la cour d'appel de Versailles.

« Le dénominateur commun des négligences reprochées à la Société générale dans son système de contrôle, ce sont des interlocuteurs qui ne s'attendaient pas à ce qu'on leur mente en les regardant droit dans les yeux. Jérôme Kerviel a défié systématiquement les systèmes de contrôle de la banque, il était convaincant parce qu'il savait dire à chaque personne ce qu'elle voulait entendre. Il a l'image de quelqu'un à qui on peut faire confiance », a renchéri Marion Lambert, elle aussi membre de la défense de la Société générale.

 « Quand Jérôme Kerviel vient devant la cour avec des airs de sainte-nitouche, je trouve ça scandaleux »

Pour Jean Veil, également avocat de la banque, cette dernière avait notamment manifesté sa confiance à Jérôme Kerviel en le faisant passer du middle-office au sacro-saint front office des traders, une promotion inespérée pour un garçon qui n'était pas issu de Polytechnique ou de Centrale. « Et cela [ce type de promotion ; ndlr], c'est terminé, ça ne se fait plus », déplore Me Veil. Pour qui Jérôme Kerviel n'a pas seulement infligé « un préjudice considérable » aux salariés de la Société générale sur le plan financier, mais également en matière d'évolution de carrières. « Alors, quand Jérôme Kerviel vient devant la cour avec des airs de sainte-nitouche, je trouve ça scandaleux », estime Jean Veil.

Les trois avocats de la Société générale ont donc demandé que la banque perçoive, à titre de dommages-intérêts, l'intégralité du préjudice subi, soit 4,9 milliards d'euros. Un chiffre qui, contrairement à la requête de Jérôme Kerviel, « ne justifie en aucun cas une nouvelle expertise », affirme Me Veil.

L'avocat en veut pour preuve sa vérification par les commissaires aux comptes de la Société générale et par la Commission bancaire. Pour lui, si quelqu'un a cherché à s'enrichir, dans l'affaire, ce n'est pas la Générale mais son ancien trader, alors que ce dernier assure le contraire depuis huit ans. La récente décision du conseil de prud'hommes de Paris d'obliger la banque à verser plus de 455.000 euros à Jérôme Kerviel, pour licenciement « sans cause réelle ni sérieuse » en 2008, montre qu'il « y avait bien, depuis l'origine, un désir d'enrichissement (de la part de Jérôme Kerviel) et non de philanthropie (à l'égard de la banque, comme Jérôme Kerviel l'a dit mercredi) », souligne Me Veil, qui qualifie l'ancien trader « d'escroc », de « délinquant. »

Christine Lejoux, à la cour d'appel de Versailles