Les autorités suisses soupçonnent de nombreuses banques d'avoir manipulé les taux

Par Christine Lejoux avec Le Temps  |   |  1028  mots
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La Commission de la Concurrence helvétique soupçonne douze banques européennes, américaines et japonaises, dont la Société générale, de s'être entendues pour influencer les taux interbancaires en leur faveur.

La "Comco" ne plaisante pas. La Commission de la concurrence suisse vient d'ouvrir une enquête, au sujet d'un possible cartel, qui aurait manipulé les taux interbancaires Libor (London Interbank Offered rate) et Tibor (Tokyo Bank Offered Rate), ainsi que le commerce sur dérivés. La "Comco" n'a pas eu à se donner beaucoup de mal pour soulever ce lièvre pusique, de son  propre aveu, elle a eu connaissance de ces éventuels agissements grâce à une "auto-dénonciation."

Une banque française figure parmi les établissements soupçonnés

Douze banques européennes, américaines et japonaises figurent dans le collimateur de la Commission de la concurrence. Parmi celles-ci figure une française : la Société générale. Les autres établissements soupçonnés sont suisses (UBS, Credit Suisse), américains (Citigroup, JP Morgan Chase), britanniques (HSBC, Royal Bank of Scotland), japonais (Bank of Tokyo-Mitsubushi, Mizuho Financial Group, Sumitomo Mitsui Banking Corporation) et néerlandais (Rabobank). Concrètement, des traders de ces établissements se seraient mis d'accord pour diminuer les taux auxquels les banques se prêtent de l'argent entre elles. Ils se seraient également entendus sur les différences entre les cours d'achat et de vente de produits sur dérivés, afin de les vendre à des conditions désavantageuses pour les acquéreurs.

Des soupçons dans plusieurs pays

En décembre, déjà, les autorités japonaises avaient ordonné la suspension temporaire des activités des filiales de négoce nippones de Citigroup et d'UBS, au motif de manipulations des taux interbancaires. Et la "Comco" a indiqué qu'elle était en contact avec le département américain de la Justice et les autorités européennes de la concurrence, qui nourrissent elles aussi des soupçons de cartel sur les taux interbancaires.

Une enquête complexe

La Commission de la concurrence (Comco) ne s?en cache pas. C?est l?enquête la plus complexe de son histoire qu?elle vient d?ouvrir vendredi. Elle sera difficile, longue, un à deux ans, et aura des ramifications bien au-delà des frontières du pays, puisque des investigations similaires sont en cours ou en passe de l?être au Japon, aux Etats-Unis, au Canada et dans l?Union européenne.

Preuve de son importance, le gendarme de la concurrence suisse travaille sur ce dossier depuis près d?une année. C?est début 2011 qu?elle a eu en effet vent de l?affaire. Une personne ou une banque, cela n?a pas été précisé, lui a transmis une série de documents, sous forme de mails et de chats hautement sensibles. Leur contenu? Des éléments suggérant «de possibles accords cartellaires entre des banques qui auraient collaboré pour influencer les taux de référence Libor et Tibor ainsi que le commerce sur dérivés», selon un communiqué de presse publié hier. C?est une auto-dénonciation qui est à la base de cette investigation. Etablis par des associations bancaires, le Libor et le Tibor correspondent aux taux d?intérêt moyens que les banques pratiquent lorsqu?elles se prêtent de l?argent entre elles sur les places financières de Londres et Tokyo (voir ci-contre).

«Nous avons des informations suffisantes pour nous lancer», d?après Olivier Schaller, en charge de l?enquête avec quatre autres collaborateurs. Les faits auraient duré de 2006 à 2010. Dans le collimateur de la Comco se trouvent UBS et Credit Suisse. Mais également une kyrielle d?autres banques, parmi les plus importantes du secteur. Il s?agit de Bank of Tokyo-Mitsubishi, Citigroup, Deutsche Bank, HSBC, JP Morgan, Mizuho Financial, Rabobank, Royal Bank of Scotland, Société Générale et Sumitomo Mitsui.

«Spreads» incriminés

«Vu le nombre d?établissements mentionnés, cela donne l?impression d?une entente à large échelle. Dans ces conditions, difficile de croire qu?il s?agit de quelques traders isolés, agissant individuellement. L?un ou l?autre échelon hiérarchique de ces banques a dû avoir vent des pratiques, voire les avoir soutenues», estime Christian Bovet, professeur et doyen de la Faculté de droit de l?Université de Genève. Les bénéfices tirés d?agissements n?ont pour l?heure pas été détaillés (lire ci-dessous).

Le gendarme de la concurrence soupçonne également les spécialistes en négoce des établissements visés de s?être concertés sur les «spreads», à savoir les différences entre les cours d?achat et de vente, pour des produits dérivés.

UBS déjà épinglée

Ces affaires ne sont pas vraiment nouvelles. A la fin de l?année dernière, le gendarme européen de la concurrence avait même perquisitionné des sociétés financières en raison d?un même soupçon de cartel. Ce qui n?a pas été le cas en Suisse. La Comco a simplement envoyé un questionnaire aux banques leur demandant de fournir des informations. Pour UBS et Credit Suisse, cette récolte ne devrait pas poser problème puisqu?elles sont contraintes de le faire par la loi. D?ailleurs, UBS a déclaré «prendre l?enquête de la Comco très au sérieux» et dit «coopérer pleinement avec les autorités». Idem pour Credit Suisse, qui n?a été informé qu?hier matin de l?investigation. Ce n?est pas la première fois que la grande banque est accusée de telles pratiques. Le régulateur financier du Japon avait ordonné fin 2011 la suspension temporaire de ses activités dans les dérivés. L?an dernier aussi, les autorités de marché américaine et japonaise ont déjà enquêté sur une vingtaine de grandes banques, dont UBS. Les investigations concernaient principalement les données fournies avant et pendant la crise financière (2006-2008) et sur le mode de calcul du taux Libor en dollars. Pour les banques étrangères, sans siège en Suisse, il sera par contre plus difficile d?avoir accès à toutes les données, de l?aveu d?Olivier Schaller.

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