Kerviel, coupable, forcément coupable ?

Par Laura Fort  |   |  843  mots
Copyright Reuters
La Tribune s'est procuré un nouveau témoignage qui décrit la façon dont Bercy a pris en main l'affaire Kerviel. Petits arrangements entre amis qui condamnaient le trader quoiqu'il arrive? Au lecteur de juger. C'est en tout cas un nouvelle tentative de mettre en défaut l'accusation après la citation surprise de Philippe Houbé, salarié de Newedge, filiale de courtage de Société Générale, qui a déjà provoqué des remous cette semaine au procès en appel du trader.

A mi-parcours du procès en appel de Jérôme Kerviel, les langues se délient. Après le témoignage, d'abord anonyme, puis à la barre de Philippe Houbé, salarié de Newedge (ex-Fimat), filiale de courtage de la banque, le regroupement de professeurs et d'élèves de grandes écoles de finances Ethique et Finance se jette à l'eau. Et dénonce dans un texte que nous nous sommes procuré les consignes que Bercy aurait pu passer aux dirigeants de la Société Générale, alors que la banque traversait une mauvaise passe. Sa conclusion : la Direction générale du Trésor aurait accordé une déduction fiscale de 1.7 milliard d'euros à la banque pour lui éviter la faillite, mais n'aurait pu le faire qu'en chargeant Jérôme Kerviel.

Voici ci-dessous ce témoignage dans son intégralité.

Pour Bercy, Jérôme Kerviel devait être coupable. Dans son rapport de février 2008, la ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, Christine Lagarde, estimait que les systèmes de contrôle interne de la Société Générale n'avaient « pas fonctionné », tout en n'omettant pas de souligner qu' « aucun élément ne conduit à infirmer le constat » que les pertes aient été provoquées par un seul trader (un constat bien prématuré alors que l'instruction judiciaire du dossier n'avait même pas débuté). Cette position, violant la présomption d'innocence, est bien proche de la ligne de défense de la Société Générale.
Bercy aurait-il un intérêt à défendre la SG, au point d'accorder une défiscalisation d'1,7 milliard d'euros ? Sur ce point, il importe de rappeler que cette perte ne nous apparaît pas déductible fiscalement dans son principe, comme l'indiquait un Commissaire aux Comptes, des membres du Haut Commissariat aux Comptes (H3C) qui avait été consulté sur ce point (dépêche AFP 17 avril 2012). Il s'était fondé sur les dispositions du Code de commerce et sur la jurisprudence du Conseil d'Etat, notamment l'arrêt du 5 octobre 2007 posant le principe de la déductibilité des pertes consécutives à une fraude à la condition qu'aucune « carence manifeste des dirigeants de la société dans la mise en oeuvre des dispositifs de contrôle ». Les détournements doivent être « réputés avoir été commis à l'insu de la société ». Or, le 28 mars 2008 la Commission bancaire a infligé une amende à la Société Générale pour « défaillance de ses systèmes de contrôle ».
Les liens entre Bercy et la Société Générale sont d¹abord des liens de personnes. MM. Bouton et Oudéa sont d?anciens membres du prestigieux corps de l'Inspection Générale des Finances (IGF), qu'ils retrouvent régulièrement à l'occasion des nombreux cocktails et réunions informelles. C'est à l'occasion de l?une de ces réunions entre l'Inspection Générale des Finances, la Direction générale du Trésor et la Direction générale des Finances Publiques qu'un des membres d'Ethique et Finance, ancien stagiaire de l'une de ces directions, a assisté à un échange explicitant les intérêts liant Bercy à la Société Générale et les suites qui y seraient données judiciairement. La Société Générale fait partie des banques étroitement surveillées par le FMI, en raison de sa sous-capitalisation. En effet, le FMI n'exclut pas le risque d¹une crise de liquidité au sein de certaines grandes banques françaises. Ainsi, le 9 septembre 2011, l'action Société Générale perdait en une seule journée 7% de sa valeur, suite à l'annonce de Christine Lagarde, cette fois-ci directrice générale du FMI, de la nécessaire recapitalisation de certaines banques européennes, dont la SG.
Or, Frédéric Oudéa a exclu, en octobre 2011, une quelconque aide de l¹État pour contribuer à cette recapitalisation. Une augmentation de capital paraissait donc inévitable (elle est d'ailleurs de fait sous-capitalisée), mais le prix à payer serait lourd : le risque est en effet de susciter de nouveau une forte baisse du titre SG, quitte à accroître encore les besoins de recapitalisation afin de respecter les ratios de normes prudentielles. Dès lors, l'équation demeure difficile à résoudre pour Bercy. Il s'agit, sans renforcer sa participation (l'État étant déjà actionnaire de la Société Générale à hauteur de 2,25% via la Caisse des Dépôts et Consignations), de protéger la seule banque française qui, selon l'Autorité bancaire européenne (ABE), ne résiste pas à des stress tests rigoureux. Or, une faillite de la Société Générale nécessiterait une nationalisation, ce que l'État ne veut ni ne peut se permettre. Dès lors, aux yeux de la Direction Générale du Trésor, accorder une défiscalisation d¹un montant de 1,7 milliard d'euros apparaissait comme le seul levier disponible afin d'éviter sa faillite mais pour ce faire, il allait donc de soi que Jérôme Kerviel devait être coupable.

Éthique et Finance