"On pourrait transformer la centrale nucléaire de Fessenheim en batterie géante" (Bertrand Piccard)

Par Face à la Rédaction de La Tribune  |   |  884  mots
La centrale nucléaire de Fessenheim devrait être fermée à l'été 2020, a annoncé Emmanuel Macron. (Crédits : VINCENT KESSLER)
GRAND ENTRETIEN (3/3). La rédaction de La Tribune a reçu le 15 novembre dernier Bertrand Piccard pendant une matinée pour concevoir avec lui un numéro spécial sur le climat. À la tête de la Fondation Solar Impulse, le « savanturier » suisse aux deux tours du monde, en ballon puis en avion solaire autonome, délivre dans ce long entretien un message d’espoir aux négociateurs de la COP24 : il n’est peut-être pas trop tard, les solutions existent, il suffit de les faire passer à l’échelle de la planète.

LA TRIBUNE - La France veut réduire la part du nucléaire et développer la part des énergies renouvelables. Mais c'est difficile à faire rapidement. Comment transformer notre modèle énergétique ?

BERTRAND PICCARD - Quand on parle de diminuer le nucléaire, ce n'est pas par idéalisme, mais parce que l'énergie atomique est désormais plus chère que celle produite par le solaire et l'éolien : cela ne se justifie plus de prolonger la durée de vie des centrales à grand renfort de carénages. En ce qui concerne notre relation à l'énergie, nous vivons comme quelqu'un qui prend son bain dans une baignoire qui fuit et qui, au lieu d'étanchéifier la fuite, ouvre le robinet en grand pour rajouter de l'eau. Nous voulons produire toujours davantage plutôt que de diminuer le gaspillage. C'est aussi ce qui se passe pour le nucléaire. On a des systèmes énergétiques archaïques et pour compenser leur inefficience, on veut produire davantage d'électricité. Aujourd'hui, une pompe à chaleur avec des sondes géothermiques utilise quatre fois moins d'électricité qu'un radiateur électrique. Il y a des maisons tellement bien isolées avec les nouveaux matériaux qu'elles n'ont plus besoin d'énergie fossile pour fonctionner. J'ai isolé le toit de ma maison, j'ai mis une pompe à chaleur au lieu d'une chaudière au fuel et ma facture de chauffage a été divisée par trois. En France, on est en avance pour les LED mais le reste du monde fonctionne encore avec des ampoules incandescentes qui ont 5 % de rendement contre 95 % pour le LED. On a la possibilité d'avoir des voitures électriques avec des moteurs ayant 97 % de rendement contre 27 % pour les moteurs thermiques.

La première chose à comprendre, c'est qu'il y a davantage d'argent à gagner dans les économies d'énergie que dans la production. Engie l'a bien compris et réalise désormais une grande partie de son chiffre d'affaires en aidant les clients à économiser. C'est un nouveau business model où moins on vend d'énergie, plus on gagne d'argent en partageant la diminution de la facture avec le client. Ça, c'est disruptif. Avec les smart grids, les réseaux électriques intelligents, on peut optimiser la gestion de l'énergie renouvelable, quand elle est abondante, et la stocker dans du froid, du chaud, des batteries, du gaz, de l'hydrogène, pour pouvoir l'utiliser lorsqu'il faut absorber les pics de consommation. C'est fascinant de voir qu'on pourrait ainsi diminuer de 20 % la production énergétique d'un pays.

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(Les smart grids (réseaux électriques intelligents) permettent d'optimiser la gestion de l'énergie renouvelable. Crédits : Istock)

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Comment garantir qu'il n'y ait pas de black-out ?

Actuellement, on le fait en produisant suffisamment d'énergie pour absorber les pics. Cette production est constante, parce qu'on ne peut pas faire varier le fonctionnement d'une centrale nucléaire ou d'une centrale à charbon en fonction des besoins. On produit donc toujours 100 % des besoins maximums, et si on consomme moins, l'énergie est perdue. C'est quand même un comble ! Si on est capable de stocker cette énergie pour la restituer lors des pics de consommation, on peut se permettre de produire moins à l'échelle du pays.

EDF Luminus le fait déjà en Belgique, où de très grosses charges sont prises par les chambres froides. Lorsque l'énergie est abondante, on baisse leur température de - 18 ° à - 25 ° et lors des pics de consommation, on coupe l'approvisionnement pendant que la température remonte lentement à - 18 °. Aujourd'hui on a des data centers qu'il faut climatiser alors qu'à côté on a besoin de chauffer une famille. On pourrait les chauffer avec la chaleur de ces data centers. Tout ça c'est logique autant qu'écologique.

On pourrait transformer la centrale nucléaire de Fessenheim en batterie géante. C'est l'endroit idéal, il y a déjà les lignes électriques qui y arrivent, des ouvriers qualifiés et une région qui dépend de la centrale. Utilisons-la dans une disruption d'utilisation. Une batterie, c'est un ensemble de liquides ou de substances qui échangent des électrons. On peut faire d'immenses batteries sur le site d'anciennes usines. Tous les chimistes disent qu'on peut construire les batteries qu'on veut si on a la surface nécessaire. Aujourd'hui, quand on parle de stockage, on a peur de ne pas y arriver. En Californie cela marche déjà, en particulier grâce aux batteries des voitures électriques. Le viceprésident de la Commission européenne veut lancer un « Airbus des batteries ». Je soutiens cela à fond. Il faut commencer le plus vite possible.

On a des infrastructures à changer en sachant que cela va être rentable, c'est une opportunité d'investissement pour les caisses de retraite et les fonds de pension, les assurances, les fonds d'investissement qui sont à court d'idées pour rentabiliser les trillions d'euros d'épargne qu'ils ont à disposition alors qu'ils ne trouvent pas assez d'opportunités pour investir.

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GRAND ENTRETIEN, PARTIE 1 : "La lutte contre les changements climatiques est le marché industriel du siècle"

GRAND ENTRETIEN, PARTIE 2 : "Dans moins de 10 ans, il y aura des avions électriques qui transporteront 50 passagers"

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DOSSIER SPÉCIAL COP24 / La Tribune a demandé à 12 chefs d'entreprise et 12 experts de formuler une solution pour sauver la planète : "Sauver la planète : 24 propositions pour la COP24".