Ikea : radiographie d'une descente aux enfers

Par Audrey Henrion (Acteurs de l'économie)  |   |  963  mots
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Après le licenciement la semaine dernière de quatre dirigeants d'Ikea France, soupçonnés d'être mêlés à des pratiques de surveillance illégale de salariés et de clients, "Acteurs de l'économie" pour latribune.fr liste les erreurs managériales majeures qui ont transformé cette affaire de défaillances internes en véritable petit scandale.

Flicage, espionnage, infiltration. Le licenciement, vendredi 18 mai, de quatre cadres dirigeants, l'ancien directeur général Jean-Louis Baillot, l'ex-DRH Claire Héry, le directeur de la sécurité Jean-François Paris et Håkan Danielsson, ex-DAF, ne suffira sans doute pas à restaurer la confiance. À la lumière d'entretiens et de témoignages exclusifs, Acteurs de l'économie (partenaire de latribune.fr) décortique les erreurs managériales qui ont conduit aux graves dérives éthiques qui se sont déroulées au sein d'Ikea France depuis 2004. Ce glissement moral d'une entreprise de 10 000 salariés au chiffre d'affaires de 2,5 milliards d'euros (pour 29 magasins) semble avoir pour origine une série de défaillances managériales, qui partent du siège monde, à Leiden (Pays-Bas), et entraîne les conséquences que l'on connaît en France. Inventaire.


Un modèle suédois mal adapté aux  réalités françaises 
Le modèle de relations sociales de l'ensemble des filiales dans le monde a été juxtaposé sur celui de la Suède. Il repose sur une gestion presque paritaire entre les partenaires sociaux et les cadres dirigeants, un fonctionnement participatif, collaboratif. Ce modèle nordique, louable en théorie, constitue une faute d'appréciation et une méconnaissance de la culture française, selon ce cadre : "Les syndicats sont très respectés. Ce pourrait être positif mais il existe une volonté si forte de cogestion que lorsque les syndicats demandent une réunion CHSCT, celle-ci se déroule le jour même".

Il faut ajouter à cela la présence de magasins dans des zones franches, avec l'obligation pour Ikea d'embaucher des salariés résidants sur place. Pour cet observateur, ce fonctionnement pouvait parfois être contreproductif car des "salariés se sentent autorisés à se comporter au magasin comme dans la cité. Untel s'impose, exige, rentre dans le bureau de la direction sans frapper, parle de façon intempestive. Et là, ça devient très compliqué à gérer".

Une méconnaissance du droit et de la culture 
Au fil des années, le nombre de magasins et donc de salariés explose. Les risques se font de plus en plus grands. Le groupe Ikea décide alors d'instaurer une direction de la sécurité et de la gestion du risque. Ce poste stratégique est confié à Jean-François Paris qui a été, en 1995, responsable administratif et financier à Villiers-sur-Marne. Il rejoint le siège en 1998, recruté par le directeur administratif et financier de l'époque, pour être directeur de la sécurité. Ce recrutement ne semble pas lié à l'expertise de Jean-François Paris en matière de gestion des risques. D'ailleurs, selon ce directeur sécurité qui le fréquentait lors de rencontres professionnelles, son interlocuteur était "plutôt en demande de connaître [ses] méthodes de travail".

Pourtant Jean-François Paris est nommé directeur sécurité et placé sous la responsabilité du DAF France, qui sera successivement canadien, suédois (Håkan Danielsson, le quatrième salarié licencié) puis polonais (Dariusz Rychert). Aucun de ces trois cadres ne possède une parfaite connaissance du droit ou de la culture françaises. Parallèlement, Jean-François Paris n'a jamais été policier ou gendarme, comme c'est souvent le cas à cette fonction. "C'est un type très valable, témoigne ce responsable sécurité d'un magasin, mais il a fait preuve d'amateurisme.

Une absence de mission claire et de reporting

Si son expérience professionnelle avait été autre, il n'aurait pas franchi la ligne jaune en se renseignant au-delà de ce qui était nécessaire". L'avocat de Jean-François Paris, M° Etienne Bataille, indique que son client, « licencié pour cause réelle et sérieuse, va probablement entamer une procédure aux prud'hommes et contester la lettre de licenciement. Dans le dossier pénal, il n'est pas mis en examen et la police ne pense pas qu'il ait été seul à avoir décidé (sic) ce qui lui est aujourd'hui reproché ».

La quasi absence de mission claire et de reporting exigeant constitue la troisième pierre d'achoppement. Les demandes des directeurs de magasins à Jean-François Paris prenaient la forme de mails qu'il adressait ensuite à des prestataires extérieurs. Lesquels, assure Laurent Delhalle, spécialiste d'intelligence économique, "sont allés bien au-delà de ce qu'autorise la loi".

Il semble que les demandes provenaient de la direction des magasins, parvenaient à Jean-François Paris, qui faisait signer les factures au directeur administratif et financier, sans que ce dernier n'en fasse part au directeur général, Jean-Louis Baillot (également licencié pour cause réelle et sérieuse, tout comme Claire Héry, l'ex DRH du groupe) puis à son successeur Stefan Vanoverbeke. "Jean-Louis Baillot n'était pas destinataire des demandes, il ne signait pas les factures, mais je ne peux imaginer qu'il n'avait pas eu connaissance de ces pratiques", indique cet observateur.

Une défaillance structurelle interne

Quatrième defaillance enfin : l'absence de service juridique et de contrôle."Nous évoluons dans une entreprise riche mais pingre, or cette fonction support ne rapporte rien", diagnostique un cadre. "N'importe quelle entreprise dont l'activité est de commerce possède un service contentieux qui gère les litiges avec les clients". "Ce déficit de service juridique est formidablement étonnant, atypique et anormal", constate Olivier de Maison-Rouge proche du dossier qui estime que "si une direction des risques fonctionne sans service juridique, c'est qu'il y a défaillance structurelle interne".
L'absence d'organe de contrôle extérieur à l'enseigne fragilise davantage le groupe. Ikea, détenu par INGKA Holding B.V basé aux Pays-Bas paraît géré comme une PME familiale. Dans une société anonyme contrôlée par des actionnaires réunis régulièrement en conseil d'administration, cet imbroglio humain, éthique et social n'aurait sans doute pas atteint de telles proportions.