"L'obsolescence programmée est intentionnelle mais difficile à prouver"

Par Marina Torre  |   |  1641  mots
Son réseau lancera prochainement un service de location de machines à laver "durables".
Depuis l’Autriche, Sepp Seisenriegler, pionnier de la consommation durable, tente de rallier fabricants d’électroménager, consommateurs et décideurs politiques à sa cause. Le but : fabriquer, acheter et contrôler des machines à laver ou des réfrigérateurs plus solides et plus faciles à réparer. Il compte sur l’économie collaborative pour la concrétiser.

Le festival Ouishare célèbre l'économie du partage. Pour Sepp Eisenriegler, c'est loin d'être une idée neuve en Europe. Cet ancien professeur de lycée autrichien a créé une association de défense de l'environnement en 1988 puis fondé deux entreprises sociales et solidaires dans le domaine de la réparation d'électroménager. Son réseau R.U.S.Z et D.R.Z (centre de démantèlement et réparation) emploient désormais 160 personnes, pour partie d'anciens chômeurs de longue durée ou d'anciens prisonniers. Ses projets reposent sur un principe simple: pour consommer moins, et mieux, il faut posséder moins d'objets, les réparer et les partager davantage.

Il plaide désormais sa cause jusque dans les couloirs de Bruxelles où il espère que sera adoptée une réglementation visant à attribuer des scores de durée de vie aux appareils électroménagers, sur le même modèle que les indicateurs de performance énergétique.

En attendant, son réseau lancera prochainement un service de location de machines à laver "durables". Cet entrepreneur activiste détaille son projet à la Tribune, en marge d'un forum dédié aux innovations vertes organisé par la Commission européenne à Barcelone.

La Tribune : Qui ciblez-vous avec votre programme de location ?

D'abord nous visons tous ceux, et ils sont nombreux, qui ne peuvent se permettre d'acheter du neuf, même si les prix sont très bas. Ensuite, il y a une proportion croissante de la population qui veut consommer autrement. Entre 20 et 25% de nos clients actuels pourraient acheter neuf, mais ils viennent quand même réparer leurs vieilles machines ou bien acheter en seconde main. Cela me rend très optimiste pour mon modèle de location qui consiste à louer une machine à laver réparable, que nous nous engageons à remplacer pour une durée indéterminée. Il suffit de 1.500 clients pour que ce soit rentable. Nous discutons également avec la municipalité de Vienne, pour les écoles, les logements sociaux etc.qui utilisent des machines non professionnelles de piètre qualité à haute fréquence et qui pourraient être intéressés car un tel contrat représente un coût prévisible.

Cela ressemble à un programme de leasing, comme pour les voitures...

En quelque sorte, mais je me méfie de ce terme. Parce qu'habituellement, c'est une façon d'acheter à crédit. Vous louez pendant cinq ans puis vous devez payer le solde du prix et l'objet est à vous. Siemens et Bosch proposent ce type de solutions. Mais le problème, c'est que pendant les cinq premières années, tout va bien, et ce n'est qu'ensuite que les pannes commencent. Je veux proposer des contrats justes, valable tout au long de la vie du client et qu'ils pourraient même transmettre à leurs enfants s'ils partent dans une maison de retraite par exemple.

10 euros par mois

Quel est le coût de ce service ?

Tout dépend du modèle. Pour ceux qui souhaitent uniquement faire des lessives, cela coûtera 10 euros par mois. Pour ceux qui veulent un 'arbre de noël' avec toutes les fonctionnalités possibles, ce sera 20 euros.

Pour dénoncer l'obsolescence « programmée », vous avez également créé une grille d'évaluation de la durée de vie de l'électroménager [les résultats doivent être publiés avant la fin de l'année]. Qu'est-ce qui vous fait dire que les fabricants conçoivent sciemment des objets pour qu'ils deviennent inutilisables à un moment donné ?

C'est tout la question. Est-ce intentionnel ou pas ? Le problème avec la nouvelle loi française, c'est justement qu'il faut prouver que c'était intentionnel. Ça l'est évidemment, mais c'est très difficile à prouver. Prenons le cas des téléviseurs: dans la plupart d'entre eux, vous trouvez des pièces appelées condensateurs électrochimiques de très mauvaise qualité. Elles sont très peu coûteuses : environ 0,02 centimes d'euros. Nous utilisons des pièces plus résistantes et parvenons à produire des téléviseurs d'une durée de vie équivalente à 10 ans. Les absorbeurs de choc des machines à laver ou bien les codes d'erreur impossibles à modifier sans accès aux logiciels sur les machines digitales sont d'autres exemples. Le problème, c'est que seule les grandes associations de protections des consommateurs peuvent se permettre de lancer de longues et coûteuses procédures judiciaires.

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Vous devez avoir des relations compliquées avec les fournisseurs... Comment réagissent-ils ?

Cela dépend. Nous ne nous entendons pas très bien avec ceux qui produisent des machines jetables. Je leur dis que cela relève de l'obsolescence et que je peux le prouver parce que nous ne pouvons pas réparer leurs machines. Le problème vient aussi de ce que les consommateurs en Autriche ont plutôt tendance à retourner chez les distributeurs qui leur ont vendus ces produits, comme Saturn et Mediamarkt [deux marques du groupe allemand Media Saturn] par exemple. J'ai rencontré certains dirigeants de ces entreprises car la nouvelle législation leur impose de récupérer les anciennes machines et de les confier aux entreprises faisant de l'insertion sociale. Mais, ils préfèrent payer quelques milliers d'euros d'amendes, des « broutilles » pour eux, plutôt que nous confier les objets retournés à réparer.

Comment répondez-vous face à ce type de contradicteurs ?

Je vais sur le terrain des sentiments. Je dis : 'monsieur le président, vous avez des enfants, pensez à leurs enfants, vos petit-enfants, lorsqu'ils manqueront de ressources naturelles'. Ils sont divisés car, d'un côté, ils veulent agir en hommes d'affaires, d'un autre, ils savent que leur comportement n'est pas respectueux de l'environnement.

Quels arguments rationnels économiques leur opposez-vous ?

Nous pouvons tenter de convaincre les grandes compagnies en leur proposant de tester des choses pendant un temps limité pour ensuite vérifier l'impact. Je n'ai pas forcément besoin de récupérer tous les produits rapportés par les clients, mais seulement ceux qui peuvent être réparés. Et puis, il faut reconnaître que l'économie verte, les produits verts, sont d'autres moyens de faire des profits. La responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) est un instrument de marketing.


L'UE très forte pour combattre les monopoles

Vous réclamez une régulation européenne visant à indiquer leur durée de vie sur chaque produit d'électroménager. Qu'est-ce qui vous fait croire que de telles régulations pourraient être validées?

L'Union européenne est très forte pour combattre les monopoles, je crois que c'est l'étape suivante.

Compte tenu de la puissance de conviction des lobbies auxquels vous vous opposez, combien de temps pensez-vous que cela prendra ?

Oui, ils peuvent être très puissants! Mais je suis très optimiste car les standards Ecodesign et Ecolabel sont en cours de révision. Nous savons que ça peut être un processus très long. Car il faudra ensuite les appliquer dans chaque Etat. Mais nous pensons que cela pourra être le cas en 4 ou 5 ans. Ce qui fait vraiment avancer les choses, plus encore que les régulations européennes, c'est que la société civile est très en colère. Je crois que l'avant-garde, les gens qui refusent d'acheter des voitures mais préfèrent partager les trajets, les gens qui font de l'agriculture urbaine, tous ceux qui s'engagent dans un mouvement de transition sont à la pointe du changement. Ils changent leurs habitudes, ils cessent d'acheter toutes ces choses inutiles dont nous nous encombrons. Dans une habitation européenne, il y a en moyenne 10.000 objets ! Toutes ces choses peuvent sembler peu onéreuses mais à la fin cela coûte très cher, et il faut travailler beaucoup pour s'offrir tout cela. Mais certaines personnes commencent à réduire leur propriété au minimum. Ils s'éloignent du consumérisme et réfléchissent à ce que signifie « vivre bien ». Je crois que pour cela, il faudrait aussi réduire la vitesse et avoir plus de temps, plus de temps pour les loisirs.

 "Nous devons entretenir une relation bien plus forte avec les objets du quotidien"

Ces nouveaux modes de consommation, cette quête volontaire de la « sobriété », cela ne concerne qu'une minorité de consommateurs. Comment comptez-vous la diffuser ?

Pour accroître la durabilité des produits, de tous les produits, pas seulement électroniques mais aussi les vêtements ou les meubles, il faut inciter les gens à être inventif. C'est ce que nous faisons dans nos « repair café », tous les mercredi depuis novembre 2013. C'est un concept qui a aussi été développé depuis les Pays-Bas par une ancienne journaliste, Martine Postma.

Quel est le principe ?

Dans les sessions que j'organise, je veux apprendre aux gens à réparer des produits qu'ils auraient tendance à jeter parce qu'une petite partie ne fonctionne plus. Certaines personnes appellent cela de « l'empowerment ». Ils sont accueillis chez nous avec du café, des biscuits, nous leurs prêtons nos outils, nous les aidons à trouver des solutions. C'est gratuit, ils peuvent faire des dons s'ils le souhaitent. Parfois, ils font plus que réparer, ils trouvent d'autres solutions toutes simples. Comme partager leur perceuse, un objet que leurs propriétaires utilisent en moyenne 2,5 fois par an. L'autre point important, c'est que lorsque les gens réparent les appareils eux-mêmes, ils développent une autre relation avec ces objets. Si vous tricotez vous-même une écharpe vous ferez tout votre possible pour la recoudre en cas d'accroc. Mais si vous l'avez achetée cinq euros dans un magasin, vous vous direz que vous n'avez qu'à en acheter une autre. C'est précisément cela l'objectif : il faut entretenir une relation bien plus forte avec les objets que nous utilisons au quotidien, c'est la seule manière de nous dissuader de les jeter !