Les compagnies aériennes dénoncent "l'hypocrisie" des Etats sur le climat (IATA)

Par Fabrice Gliszczynski, à Séoul  |   |  1315  mots
Alexandre de Juniac, le directeur général de IATA (Crédits : DR)
Alors que des voix s'élèvent pour imposer des taxes sur le kérosène et arrêter de prendre l'avion, Alexandre de Juniac, le directeur général de l'Association internationale du transport aérien (IATA), a dénoncé l'attitude des gouvernements qui préfèrent imposer "des taxes punitives" plutôt que d'aider à soutenir la recherche et la création de filières dans les biocarburants. Les compagnies aériennes ont réaffirmé leur engagement de neutraliser leurs émissions de CO2 à partir de 2020, puis de les diminuer de moitié d'ici à 2050 par rapport à 2005.

Avec la sécurité, la question environnementale est au coeur des discussions de l'Assemblée générale de l'association internationale du transport aérien (IATA), qui se déroule les 2 et 3 juin à Séoul, en Corée du Sud. La pression sociale s'accentue en effet sur les compagnies aériennes, accusées de ne pas prendre part à la lutte contre le réchauffement climatique. Même si le transport aérien ne représente que 2% des émissions mondiales (et 12% du secteur des transports), et que la consommation de carburant par passager a diminué de moitié depuis les années 90 avec l'amélioration continue de l'efficacité énergétique des avions, la forte croissance du trafic aérien est telle que le volume d'émissions de CO2 continue d'augmenter. Entre 2008 et 2018, les émissions de CO2 ont augmenté d'un tiers. En 2019, elles devraient selon IATA représenter 927 millions de tonnes, en hausse de 2%, un rythme largement moins soutenu que celui de la hausse de trafic (+ 5%).

L'aviation prise pour cible en Europe

Cette pression sociale s'observe essentiellement en Europe, où de nombreuses voix s'élèvent pour taxer le kérosène ou carrément arrêter de prendre l'avion, comme pousse à le faire le mouvement "Honte de prendre l'avion". Né en Suède, ce mouvement inquiète les compagnies aériennes. Notamment sa pénétration éventuelle chez les jeunes générations, sensibles pour une partie d'entre elles au discours de l'adolescente suédoise Greta Thunberg, instigatrice de la "grève de l'école pour le climat".

"S'il n'est pas remis en question, ce sentiment va grandir et se répandre", a déclaré Alexandre de Juniac, le directeur général de IATA, une association qui regroupe plus de 250 compagnies aériennes.

"Ne pas avoir honte de prendre l'avion"

"Il ne faut pas avoir honte de prendre l'avion, car nous sommes un secteur responsable. Bien avant les autres secteurs, le transport aérien a pris il y a dix ans des engagements forts de réduction des émissions", explique à La Tribune Michael Gill, directeur des questions environnementales de IATA. "Il est légitime que l'on pose la question sur l'impact environnemental du transport aérien. Nous sommes prêts à en parler parce que nous avons un plan robuste. Il nous faut communiquer avec cette génération pour qu'elle comprenne à quel point nous prenons ce sujet au sérieux", poursuit-il.

Les compagnies pointent les dangers d'une réduction de voilure

Pour les compagnies, une réduction de voilure est difficilement concevable.

"Une réponse au changement climatique consistant d'une manière ou d'une autre, à arrêter ou à réduire fortement les vols, aurait de graves conséquences pour les personnes, les emplois et les économies du monde entier. Ce serait faire un pas en arrière vers une société isolée, plus petite, plus pauvre et limitée", a défendu Alexandre de Juniac.

Le transport aérien est en effet crucial pour l'économie mondiale. Il représente par exemple 35% du commerce mondial en valeur et les dépenses des touristes voyageant en avion dépasseront les 900 milliards d'euros cette année, selon IATA.

"Un monde sans avion n'a pas de sens", avait indiqué Anne Rigail le 29 mai dernier, lors de l'assemblée générale des actionnaires d'Air France-KLM.

Diminuer les émissions par deux d'ici à 2050 par rapport à 2005

Face à ce défi, les compagnies aériennes ont réaffirmé à Séoul l'engagement ambitieux qu'elles avaient pris en 2009 : neutraliser les émissions de carbone à partir de 2020 puis les réduire progressivement à partir de 2035 pour parvenir à une diminution de moitié d'ici à 2050 par rapport à 2005 . Un défi colossal si l'on songe qu'entre  2005 et 2050, le nombre de passagers aura été multiplié par 8, passant de 2  milliards de passagers en 2005 à près de 16  milliards en 2050, tandis que le nombre d'avions dans le ciel aura plus que doublé par rapport à aujourd'hui, sachant qu'actuellement un avion décolle ou atterrit déjà toutes les secondes en moyenne. Un objectif qui semble pour certains impossible à réaliser.

"Nous délivrons les objectifs que nous nous fixons", a fait valoir Alexandre de Juniac, en référence à l'objectif d'améliorer l'efficacité énergétique du secteur de 1,5% par an entre 2010 et 2020. "Nous faisons mieux puisque "actuellement, l'amélioration moyenne s'élève à 2,3%".

Ce qui ne fait que freiner la croissance des émissions. Entre 2010 et 2018, elles ont progressé de 36%. Pour arriver à diminuer de moitié les émissions du transport aérien tout en continuant à croître, les compagnies entendent jouer sur plusieurs leviers. Il y a tout d'abord l'utilisation d'avions de dernière génération qui consomment 15 à 20% de moins que les avions de la génération précédente. Mais aussi la mise en place de mesures opérationnelles efficaces (comme l'amélioration des trajectoires, l'utilisation d'un seul moteur pendant les phases de roulage sur les aéroports....), et d'un système de contrôle aérien moderne permettant d'optimiser les trajets des avions et diminuer les retards. Mais surtout, il y a les biocarburants. Aujourd'hui balbutiants en raison de leur coût très élevé, (ils sont deux à cinq fois plus chers que le kérosène), les biocarburants constituent le principal facteur pour arriver à réduire les émissions.

"Ils peuvent réduire notre empreinte carbone de 80%", assure Alexandre de Juniac.

Problème, en raison de leur prix et de l'absence d'obligation de les utiliser, ils ne pèsent pas lourd dans la consommation des compagnies aériennes. Et pour les développer, IATA pousse les gouvernements à investir pour soutenir la création de filières de biocarburants.

"Ce n'est jamais arrivé qu'une nouvelle énergie émerge sans le soutien des gouvernement", a expliqué l'ancien PDG d'Air France-KLM. Et d'ajouter :

 "Les gouvernements doivent également agir. Ils devraient élaborer des politiques de soutien pour revigorer l'industrie des carburants durables. Mais un trop grand nombre d'entre eux se concentrent plutôt sur des taxes environnementales punitives. C'est de l'hypocrisie climatique. Mettre de l'argent dans les caisses de l'État ne contribue en rien à réduire les émissions de carbone. Et ça sape Corsia."

40 milliards de dollars pour des achats de compensation carbone

Corsia est le nom du système de compensation des émissions de CO2 que les compagnies vont financer pour arriver à neutraliser les émissions de CO2 à partir de 2020. Car si le renouvellement des flottes d'avions, l'amélioration des process opérationnels, l'amélioration du contrôle aérien et l'utilisation de biocarburants peuvent permettre d'inverser la courbe des émissions de CO2, à partir de 2035, ils resteront insuffisants pour atteindre la neutralité carbone entre 2020 et 2035. Ainsi, à partir de 2020, les compagnies vont progressivement acheter des crédits carbone d'un montant équivalant au volume d'émissions de CO2 qui dépassera le niveau de 2020.

"Cela va coûter 40 milliards de dollars d'ici à 2035", a rappelé Alexandre de Juniac.

Cette somme s'ajoute aux centaines de milliards de dollars dépensées chaque année par le secteur dans l'achat d'avions neufs. Pour les compagnies européennes, Corsia pourrait tourner au cauchemar si jamais il devait se superposer au système d'échange de permis d'émissions mis en place par Bruxelles en 2012. Si celui-ci a été suspendu sur les vols internationaux en raison de son incompatibilité avec les règles de l'Organisation internationale de l'aviation civile (OACI, une entité de l'ONU qui régit le secteur), il est resté en place sur les vols intra-européens. Jusqu'ici, il n'a pas été très coûteux pour les compagnies en raison de la faiblesse du prix du carbone (5 à 7 euros). Mais il risque de l'être davantage avec la forte hausse observée l'an dernier (autour de 25 euros). Cette double-peine pourrait même se transformer en triple-peine en cas de taxe sur le kérosène. Une hausse des coûts qui serait répercutée sur le prix des billets et risquerait de limiter la croissance du trafic, soit de diminuer ce dernier.