De lourdes failles dans l'analyse de Piketty sur les inégalités

Par Jean-Luc Gaffard  |   |  1255  mots
Le creusement observé des inégalités est d'abord un creusement des inégalités salariales qui marque un véritable délitement de la classe moyenne, explique Jean-Luc Gaffard.
Si le constat d'une hausse des inégalités est évident, l'analyse qu'en fait Thomas Piketty est sujette à caution. La hausse de la valeur du capital est en fait due surtout au logement, et les inégalités salariales jouent un rôle majeur dans les dernières évolutions. Jean-Luc Gaffard, OFCE et SKEMA Business School

Le livre de Thomas Piketty "Le Capital au XXIe siècle" a reçu un accueil à la mesure de l'importance du problème posé : le creusement spectaculaire des inégalités de revenus et de richesses pourrait saper les fondements des sociétés démocratiques.
La thèse que défend Piketty sur la base de données qu'il a constituée est que cette aggravation des inégalités résulte d'un affaiblissement du taux de croissance. Le point de départ de son analyse est l'hypothèse d'une stagnation séculaire qui ferait de la période de croissance forte et régulière de la deuxième moitié du XXe siècle une parenthèse dans l'histoire de l'humanité. Sa démonstration repose sur deux lois qu'il qualifie de fondamentales. La première énonce qu'une diminution du taux de croissance du revenu, si le taux d'épargne net et donc le taux d'investissement net restent constants, implique que le capital augmente plus vite que le revenu.

Une hausse de la part des profits dans le revenu

La deuxième loi énonce que ce poids accru du capital en regard du revenu entraîne une hausse de la part des revenus du capital (des profits) dans le revenu total, à la condition qu'il soit facile de substituer un capital abondant au travail et donc que le taux de rendement de ce même capital (le taux de profit) ne diminue pas ou diminue peu. L'analyse est complétée en expliquant que ce même taux de rendement du capital est redevenu supérieur au taux de croissance de l'économie avec pour effet d'aggraver encore les inégalités dans la mesure où une fraction croissante de la richesse est constituée d'un patrimoine hérité précisément rémunéré à ce taux.

Une vraisemblable baisse du rendement du capital


S'il est difficile de contester les faits, il est, au contraire, facile de mettre en cause la robustesse de l'analyse censée en rendre compte. En effet, il est empiriquement vraisemblable, contrairement à l'hypothèse faite par Piketty, qu'il est difficile de substituer du capital au travail et qu'en conséquence la hausse de la valeur du capital par rapport au revenu a pour effet de faire diminuer le taux de rendement du capital (le taux de profit),  au point de faire diminuer la part des revenus du capital (des profits) dans le revenu total.

Un modèle basé sur le capital productif, des données faisant la part belle au logement

En outre, on voit mal comment le taux d'épargne net (le taux d'investissement net) ne diminuerait pas quand le taux de croissance diminue. Comment, alors, est-il possible de réconcilier les faits avec la théorie? En dissociant le capital productif du capital improductif. Le modèle dont fait usage Piketty ne considère que le capital productif. Les données qu'il rassemble révèlent que la hausse de la valeur du capital est due, quasi exclusivement, à la hausse des prix des biens immobiliers assimilables à du capital improductif. Si l'on distingue le capital productif de la richesse globale et donc du capital improductif, il devient possible que la hausse du rapport du capital (assimilé à la richesse) par rapport au revenu, conformément aux données, aille de pair avec la diminution du rapport du capital productif au revenu et avec la diminution de la part des profits tirés de ce capital, désormais distingués des rentes. Il devient, également, possible de maintenir que le taux d'épargne net est constant dès lors que cette épargne n'est pas totalement investie.

L'explication du creusement des inégalités disparaît


Mais, du coup, l'explication fournie du creusement des inégalités disparaît. Sauf à considérer l'effet présumé de l'écart positif entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance sur la valeur des richesses héritées. En fait cet écart, dont on sait qu'il est dû au fait que les profits ne sont pas totalement investis dans des actifs productifs, est, aux dires de Keynes, le fruit d'un compromis social dont la pérennité repose sur la condition implicite que ce ne soit qu'une petite partie des profits qui soit effectivement consommée. Ce dont il est question ici c'est, en fait, de rente, dissociée du profit, en raison de sa destination. Les rentes alimentent des achats d'actifs improductifs ou des achats de biens de luxe, quand les profits alimentent l'investissement productif. C'est moins l'héritage qui pose problème que la concentration des richesses qui en est la conséquence et qui traduit l'importance croissante des rentes dans la répartition des revenus.

 Et si les inégalités étaient à l'origine de la faible croissance?


Cette discussion révèle des faiblesses analytiques qui tiennent au fait de considérer le taux de croissance comme exogène et de confondre capital (productif) et richesse. Si l'on entend interpréter correctement les données, il faut renverser ces propositions en considérant que le taux de croissance est endogène et que le capital est hétérogène. De fait, le taux de croissance dépend des comportements d'investissement des entreprises, eux-mêmes commandés par les profits attendus et réalisés.

L'hypothèse peut, alors, être émise qu'un creusement des inégalités qui prendrait la forme de la hausse des rentes au détriment des profits et des salaires est à l'origine de la chute de l'accumulation du capital productif et de la croissance. La rente est bien ici opposée au profit. Elle alimente une consommation improductive, en fait l'achat d'actifs qui ont une valeur mais ne produisent rien. Son poids accru explique la hausse du prix de ces actifs (financiers et immobiliers) assimilables à du capital improductif.

 Le creusement des inégalités ne vient pas du capital, mais d'abord des salaires


Encore convient-il d'expliquer l'origine des changements de répartition et la manière dont ils affectent la croissance. Le creusement observé des inégalités est d'abord un creusement des inégalités salariales qui marque un véritable délitement de la classe moyenne. Il tient aux évolutions technologiques permettant qu'un seul offreur capte la totalité de marchés très étendus en même temps qu'au pouvoir accru de la finance dans l'économie. Les salaires mirobolants qui sont versés à une très petite minorité (des chefs d'entreprise mais aussi et surtout des financiers et des personnalités du monde du divertissement ou du sport), sont pour l'essentiel des rentes. S'est alors formée une épargne excédentaire et s'est produit une modification de la structure de la demande au bénéfice de la demande d'actifs financiers ou immobiliers et de biens de luxe, au détriment de la demande de biens industriels (produits à large échelle) et des rendements croissants qu'elle suscite , c'est-à-dire finalement de la croissance.

D'abord, tenter de réduire les rentes


Reconsidérer ainsi le problème posé par Piketty devrait faire douter de la pertinence de l'hypothèse de stagnation séculaire et justifier de s'engager dans la voie d'une réduction du montant des rentes et, avec lui, de la valeur du capital improductif. Il est vrai que les politiques requises, loin d'être réductibles à de simples mesures fiscales, pourraient s'avérer aussi difficiles à mettre en œuvre en raison de leur complexité et de résistances sociales, que longues à produire leurs effets.