Conseil de défense franco-allemand : le devoir de vigilance de Paris face aux errements allemands

Par Le groupe Vauban*  |   |  2509  mots
« Il devrait aller de soi qu'aucune des orientations stratégiques allemandes de « dominant-soumis schizophrénique » n'entre dans l'intérêt de la France, puissance souveraine par sa dissuasion strictement nationale, pilier de son indépendance » (Le groupe Vauban). (Crédits : Pawel Kopczynski)
Paris et Berlin vont célébrer dimanche les 60 ans du traité de l’Élysée, en présence du chancelier allemand Olaf Scholz et d'Emmanuel Macron. Cette cérémonie sera suivie par un Conseil des ministres franco-allemand, puis Emmanuel Macron dînera avec Olaf Scholz. C'est l'occasion pour la France de rester vigilante sur les toutes incertitudes allemandes portant sur la coopération dans le domaine de la défense et de l'armement entre les deux pays. Par le groupe Vauban.

Le prix de l'alliance est la vigilance : c'est avec cette maxime en tête que la partie française doit impérativement aborder le prochain conseil de défense franco-allemand et le nouveau ministre de la Défense allemand. Si le projet SCAF s'est achevé sur une victoire française sans appel, où le camp allemand a rendu les armes sur tous les sujets, la plus grande vigilance s'impose encore : l'Allemagne, telle une walkyrie réveillée par le héros du réalisme, est en plein tournant stratégique, c'est-à-dire en pleine confusion. Raison de plus pour le devoir de vigilance des autorités françaises s'exerce sur les nombreux errements allemands dans les domaines de la stratégie et de la tactique.

Les errements stratégiques du « leadership collaboratif » et de la préférence américaine

1/ La responsabilité d'une puissance dirigeante

Bien avant la fameuse Zeitenwende (changement d'époque) du Chancelier Scholz et la prétention à rédiger une improbable ou introuvable « stratégie nationale de sécurité », quelques pangermanistes allemands des années 90 avaient estimé que l'Allemagne devait assurer un rôle politique à la hauteur de la puissance de son économie : la CDU/CSU des années post-réunification avait été attentive à cette musique alimentée par des publicistes à la mode comme Arnulf Baring  et Wolf-Jobst Siedler (Deutschland, was nun ? (Allemagne, et maintenant) publié en janvier 1991) qui annonçaient noir sur blanc un programme de conquête économique permettant à l'Allemagne d'obtenir ce que le IIIème Reich n'avait pu lui obtenir avec ses Panzer...; les interventions extérieures de l'armée allemande avaient été alors autorisées (juillet 1994) et Berlin revendiquait bruyamment un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations-Unies dans le cadre, naturellement, d'une réforme générale où les vaincues de 1945 auraient eu une revanche diplomatique éclatante.

La SPD, toujours animé d'un pacifisme de façade, n'a pas été en reste : tout en demeurant encore pacifiste sur le plan militaire, elle s'affirmait conquérante sur le plan industriel (années Schröder), notamment dans l'armement où elle a signé le coup remarquable de mettre la main sur la moitié de l'aéronautique civile et spatiale française (création d'EADS en 2000). A sa suite, les divers gouvernements de coalition de Mme Merkel ont contribué à reprendre l'antienne d'une Allemagne plus active et plus influente à l'international.

Des déclarations de Mme von Der Leyen (« Deutschland ist bereit zu führen » - « L'Allemagne est prête à diriger » -, 11 mai 2015), aux travaux des experts défense de la Stiftung für Wissenschaft und Politik d'août 2017 estimant que l'Allemagne devait « montrer un leadership assumé au sein de l'OTAN », et que la Bundeswehr devait devenir une Ankerarmée (armée centrale, pivot) et la Rückgrat (colonne vertébrale) de l'Europe militaire, en passant par la stratégie industrielle de M. Gabriel, vice-chancelier (SPD) (projet de création de champions nationaux dans l'armement), le terrain était déjà mûr idéologiquement pour « un changement d'époque ». L'invasion russe en Ukraine n'aura donc été que le déclencheur d'une ultime phase d'un processus amorcé depuis la réunification : le Zeitenwende de M. Scholz n'est qu'une reprise politique de ce que Stephan Zweig appelait déjà l'ivresse de la métamorphose. Paris en est-il conscient ?

Le discours du vice-Président de la SPD, M. Klingbeil, le 21 juin 2022 devant la Fondation de son parti, s'inscrit dans cette déjà longue lignée de personnalités allemandes appelant l'Allemagne à un leadership collaboratif en Europe et à considérer la force militaire comme un moyen légitime de l'action politique. En octobre de la même année, devant ses collègues de la SPD, le même Klingbeil enfoncera le clou de son thème préféré : la responsabilité de l'Allemagne en tant que puissance dirigeante (Unsere Verantwortung als Führungsmacht, Notre responsabilité en tant que leader), c'est-à-dire dans son esprit, la capacité à entraîner d'autres pays sur ses propres initiatives.

2/ Mais la soumission aux États-Unis

Ce leadership allemand doit également et surtout se comprendre dans le cadre de sa relation avec les États-Unis. Depuis 1956, le système militaire allemand vit sous perfusion américaine dans la crainte d'une offensive rouge. Cet ancrage à l'Ouest (Westbindung), censé lui éviter le retour à ses vieux démons, explique le tropisme profond non seulement de l'ensemble des hommes politiques allemands (de Scholz à Merz), mais aussi celui, moins connu mais plus puissant et plus agissant, de l'État profond allemand et particulièrement celui de sa Défense nationale ancrée dans la mentalité otanienne à qui elle doit sa renaissance en 1956. La crise ukrainienne a naturellement renforcé cet ancrage mais en supprimant le contrepoids nécessaire et sain d'une Ostpolitik active. L'influence américaine règne donc sans partage en Allemagne : en témoignent les projets d'acquisition de cinq avions de patrouille maritime P-8 Poseidon, de 35 F-35 et de 60 CH-47F. l'armement est un révélateur des options diplomatiques.

A lui seul, le choix du F-35 par la Luftwaffe suffit en effet à ouvrir les yeux sur le tropisme américain de l'Allemagne. Poursuivre la mission nucléaire de l'OTAN - c'est-à-dire disposer de la capacité de lancer des bombes nucléaires américaines à gravitation - est un objectif prioritaire pour les dirigeants allemands : même fondamentalement anti-nucléaire, l'Allemagne ne pouvait pas ne pas maintenir son rang dans l'OTAN, incarné physiquement par cette mission nucléaire. Le contrat de coalition, déjà, le disait noir sur blanc (page 145). Face à cet impératif de sécurité, le pacifisme de la coalition s'est effacé sans contestation, ni des Verts ni de l'aile gauche de la SPD... Le F-35 est l'illustration de cette sujétion allemande à l'OTAN et in fine aux États-Unis. L'ampleur de la commande - 35 au lieu des 18 initiaux - prépare même la voie à d'autres commandes comme le souhaite la Lutfwaffe, soucieuse de ne pas se couper des autres armées de l'air européennes toutes sous perfusion américaine.

3/ Mélange toxique : cavalier seul, leadership et soumission

La servitude volontaire allemande lui donne, au demeurant, des marges de manœuvre : son programme de Framework Nation Concept (FNC) lancé en 2014, lui a permis d'arriver à ce que les experts de la SWP, MM. Glatz et Zapfe appelaient en août 2017 de leurs vœux : même paralysée, sclérosée même sous-financée, la Bundeswehr est, au sein de l'OTAN la colonne vertébrale de la défense européenne, rangée droit comme un I sous la bannière otanienne. Elle est devenue l'armée de référence en matière de formation et de standardisation de son équipement (U-212 C/D, Leopard, Boxer). L'intégration multinationale d'unités et d'armements lui a ainsi donné les moyens de gagner, paradoxalement, en autonomie nationale et en commandes industrielles.

C'est très précisément dans cet esprit qu'il convient d'analyser l'European Skyshield Initiative, mélange de cavalier seul (dans le projet, annoncé le 29 août à Prague), de leadership (une défense sol-air sous l'égide allemande) et de soumission (aux États-Unis, à l'OTAN et dans une moindre mesure à Israël, partenaire souvent oublié de Berlin mais omniprésent). Au-delà du sujet sol-air, c'est toute la politique allemande qui pourrait être facilement analysée sous cet angle. Cavalier seul dans l'autonomie des situations grâce à des satellites radar et optique ; cavalier seul dans le domaine de l'exportation où l'Allemagne veut dicter ses critères à ses partenaires (projet de loi sur le contrôle export) ; leadership dans les domaines terrestres (KMW écrasant Nexter dans la gouvernance de KNDS ; Rheinemetall proposant son propre char de combat Panther...) ; leadership de TKMS dans le domaine naval, et tentative de contestation du leadership de Dassault par Airbus dans le futur avion de combat. L'industrie allemande avec son discours offensif et conquérant actuel, ne fait au fond que suivre le discours politique ambiant, tout en affichant sa soumission aux États-Unis et à l'OTAN (intégration et complémentarité des systèmes avec l'OTAN, commandes massives FMS, partenariats avec l'industrie israélienne dans tous les domaines).

Il devrait aller de soi qu'aucune de ces orientations stratégiques allemandes de « dominant-soumis schizophrénique » n'entre dans l'intérêt de la France, puissance souveraine par sa dissuasion strictement nationale, pilier de son indépendance. Basculant d'un côté puis de l'autre, l'Allemagne contemporaine ressemble à un culbuto (ou « Steh auf Mänchen », selon la belle formule de Marlène Dietrich) dont nul ne peut prédire où il penchera en définitive. Ce vaisseau-ivre n'a pas de direction : la Chancellerie tente bien de diriger mais les autres ministères - Économie et Affaires étrangères, profitant de la faiblesse congénitale de la F.D.P - tirent à eux la couverture médiatique et politique du leadership : c'est la raison profonde, pathétique et pathologique même, de l'incapacité des acteurs régaliens à rédiger une doctrine stable et cohérente commune.

Mais le diable se cachant dans les détails, les errements tactiques de l'Allemagne, second point majeur de vigilance, n'en sont pas moins dangereux.

Les errements tactiques de l'Allemagne

Pour la France, il existe deux points de vigilance tactique : l'incompétence et les utopies.

1/ La déroute du PUMA ou la justification des exigences françaises sur le SCAF

L'incompétence du ministère de la Défense allemand dans la conduite des programmes s'est révélée au grand jour avec la déroute complète du programme PUMA. Si certes le programme traînait en longueur depuis 2015, le dossier doit retenir l'attention en France pour plusieurs raisons de fond qui, toutes, ont des conséquences sur les programmes bilatéraux.

Premièrement, il s'agit d'un programme d'armement dans le soi-disant pôle d'excellence de l'industrie allemande d'armement : le domaine terrestre. Véhicule blindé chenillé, il ne diffère en rien des véhicules à roues du programme Scorpion français et pourtant avec six ans de retard et six milliards d'euros déjà engagés, c'est un désastre. Comment l'Allemagne aurait pu faire croire qu'elle aurait eu les compétences pour co-conduire un programme d'armement aussi complexe que le SCAF alors qu'elle ne sait même plus conduire un programme d'armement dans l'un de ses domaines d'excellence ? Les experts du domaine savent que les racines du mal sont plus profondes que les « bagatelles » dont parle avec désinvolture Rheinmetall : elles se trouvent dans un manque de compétences techniques sidéral dans un environnement de normes excédentaires où le juriste compte plus que l'ingénieur, le deviseur plus que le militaire et l'industriel plus que l'opérationnel.

Deuxième leçon : ni le BAAiNBW de Coblence - la DGA allemande - ni les industriels KMW et Rheinmetall n'ont mis en place une organisation claire avec un maître d'œuvre unique et un équipementier. Outre l'incapacité notoire de Coblence à conduire des programmes d'armement faute d'ingénieurs de l'armement, la simple création d'une société de programme commune, associant deux industriels ne s'appréciant pas - au point que l'un a développé une gamme totalement concurrente à base de Lynx et de Panther ! - ne saurait remplacer la présence rassurante d'un systémier capable de concevoir et d'intégrer des équipements et armements complexes. L'exemple du PUMA valide a posteriori toute la ligne de défense de Dassault Aviation dans les projets en coopération : un maître d'ouvrage connaissant la technique et la technologie, un maître d'œuvre unique et compétent, choisissant son organisation et ses équipementiers, loin des schémas du co-co qui avait les préférences allemandes et qui a justement mené aux catastrophes du passé et dont le PUMA est un témoin présent en forme de repoussoir. Les contribuables allemands peuvent remercier Dassault Aviation de leur éviter avec le SCAF le désastre financier du PUMA.

Troisième leçon :  formation des équipages, maintien en condition opérationnelle et flux logistiques ont été manifestement sous-évalués, sous-calibrés et sous-budgétés au point d'entraîner la paralysie de tout un système d'arme, lui-même partie intégrante d'un combat collaboratif complexe. Au milieu de la décennie précédente, la flottille des U-212 avait déjà été victime de telles imprévoyances, qui, désormais, s'étendent au domaine terrestre. La Bundeswehr est une armée qui s'use parce qu'elle ne sert pas. Là est son drame de fond.

Au bilan, si la ténacité française a évité au SCAF les déboires inhérents aux programmes d'armement allemands, Paris devrait cependant être inquiet pour le char de combat du futur, car les mêmes causes mèneront aux mêmes conséquences ; si Coblence ne sait pas gérer un programme de véhicule blindé chenillé, comment s'en sortira-t-il avec un programme autrement plus complexe ? Comment KMW et Rheinmetall, déjà archi-rivaux, pourront-ils s'entendre sur ce programme alors même que Rheinmetall se veut systémier à la place de KMW et s'affirme déjà son concurrent en faisant la promotion d'un concurrent durable et de l'EMBT et du MGCS ?

2/ Les utopies

Le pire est également que l'incompétence se combine avec l'utopie. L'utopie, tout d'abord, de pouvoir faire avancer au même rythme deux programmes totalement différents, le SCAF sous leadership français et le MGCS, sous leadership allemand, comme l'exige encore et encore le Bundestag. L'insistance du Parlement sur ce point confine à la myopie, discrédite toute son action, et est potentiellement source de tensions permanentes pour la France.

L'utopie ensuite de limiter l'exportation d'armement aux seuls pays « éthiques », c'est-à-dire exclusivement européens, otaniens et assimilés comme tels (Japon, Corée du Sud, Singapour et Commonwealth). En menant sans coordination programme d'armement et politique d'exportation, l'Allemagne court le danger de saboter dans l'œuf l'économie générale de ses programmes d'armement et fait courir à ses partenaires le même danger. La France, mais aussi le Royaume-Uni, l'Italie, l'Espagne voire les Pays-Bas et la Norvège, se retrouveront ainsi régulièrement otages des coalitions allemandes au pouvoir. Le groupe Vauban n'a eu de cesse d'alerter sur le danger qu'il y avait à conclure des programmes d'armement avec l'Allemagne sans rien savoir de sa politique d'exportation ou de le faire avant la publication de la loi sur l'exportation promise pour cette année. Si Berlin est utopique, Paris est inconséquent, ce qui est plus impardonnable encore.

Le prochain conseil de défense franco-allemand ne saurait, par un coup de baguette magique, faire disparaitre tous les obstacles à une coopération bilatérale sereine ni dissiper les tensions chroniques qu'une coopération exclusivement politique a provoqué, provoque et provoquera sur les acteurs étatiques et industriels concernés. Face à de telles incertitudes, Paris doit conserver précieusement au chaud ses plans B : nul doute qu'il sera obligé de les actionner à moyen terme face à une Allemagne décidément peu fiable.

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[*] Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.